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samedi, 23 mai 2009
Antigone aux Célestins
Du mercredi 13 au samedi 23 mai 2009, le théâtre Lyonnais Les Célestins, accueillent un classique de la dramaturgie antique : Antigone de Sophocle (nouvelle traduction de Florence Dupont).
Sophocle, sans doute le plus grand tragédien athénien, obtient un succès à l'image de la grandeur de la cité. À 30 ans, il remporte un concours dramatique face à Eschylle et, dès lors, enchaîne les concours avec une régularité et un éclat jamais démentis. Avec cent vingt-trois tragédies dont seulement sept nous sont parvenues, tel Antigone et Œdipe Roi, Sophocle a donné sa forme définitive au genre tragique. Il poursuit l'œuvre d'Eschylle en faisant passer le nombre de comédiens de deux à trois et a développé la trilogie libre où chaque épisode est indépendant des autres. Si la vie de Sophocle est placée sous le signe de la lumière, il n'en va pas de même pour ses personnages, écrasés par leur destin et sombrant toujours plus dans l'obscurité, à l'instar de Œdipe, roi condamné par les dieux à la cécité.
La mise en scène est de René Loyon, qui interprète également superbement Créon. C'est lui qui nous conte l'histoire tragique d'Antigone ainsi que son analyse politique et philosophique :
« Œdipe, roi de Thèbes, découvrant l'inceste qu'il a commis à son insu avec sa mère Jocaste, se crève les yeux et fuit son royaume. Ses deux fils jumeaux, Étéocle et Polynice - nés, comme leurs sœurs Antigone et Ismène, de l'union incestueuse - héritent du pouvoir, chacun devant régner une année à tour de rôle. Au terme de la première année, Étéocle refuse de céder le sceptre à son frère. Celui-ci, furieux, s'allie à la cité d'Argos - l'ennemi héréditaire - pour tenter de récupérer ce qui lui revient de droit. Armée thébaine et armée argienne s'affrontent sous les remparts de Thèbes ; les Thébains sortent victorieux de la bataille, mais les deux frères, dans un combat singulier, « s'infligent une mort commune, l'un par la main de l'autre ». Créon, frère de Jocaste, prend alors le pouvoir et, pour rétablir l'ordre et asseoir son autorité, décide qu'Étéocle sera enterré dignement en héros et que son frère Polynice, traître à sa patrie sera privé des rites funéraires ; son corps sera laissé en pâture aux oiseaux et aux chiens. Quiconque s'opposera à cette mesure sera lapidé par le peuple. Avec cette décision, commence la tragédie d'Antigone.
Celle-ci ne peut supporter le sort réservé au cadavre de son frère et, désobéissant aux ordres de Créon, veut ensevelir la dépouille. Elle est arrêtée, conduite devant le roi qui la condamne à mort, ainsi que sa sœur Ismène soupçonnée de complicité. Hémon, fils de Créon et fiancé d'Antigone, cherche à fléchir son père. Celui-ci s'obstine, gracie Ismène qui n'a rien fait, mais fait enterrer Antigone vivante dans un caveau. Tirésias, le devin aveugle, devant l'acharnement de Créon, prophétise la catastrophe à venir. Et Créon se résigne enfin à renoncer à son projet. Mais sa volte-face arrive trop tard : Antigone s'est pendue avec son voile, Hémon, fou de douleur, après avoir menacé son père de son épée la retourne contre lui et se tue. Eurydice, femme de Créon et mère d'Hémon, au récit de cette mort, se tue également. Reste à Créon à subir le désespoir et la déréliction de celui qui, par orgueil, a offensé l'ordre du monde souterrain, bravé la loi d'Hadès, dieu des enfers, maître des morts. S'ouvre alors la question du sens de la tragédie...
Le théâtre grec, historiquement à l'origine du nôtre, est un grand théâtre politique et philosophique. Chacune de ses pièces met en scène les termes d'un débat contradictoire dont la résolution - à travers l'éventuel établissement d'une « loi » nouvelle - revêt une importance capitale pour l'ensemble des citoyens.
L'Antigone de Sophocle interroge le lien entre les vivants et les morts et explore la part d'ombre qui nous constitue la dimension dionysiaque : le désir, l'irrationnel, les liens du sang, le monde de l'invisible... À la loi écrite brandie par Créon pour justifier sa décision politique de ne pas ensevelir le corps du « traître » Polynice, Antigone oppose la « loi non écrite » qui fait un devoir à chacun de respecter ce qui appartient au territoire des morts. La question agitait les esprits à l'époque lointaine où Athènes livrait à ses ennemis des guerres meurtrières. Elle reste évidemment d'actualité : au-delà des croyances religieuses, il n'est pas de société humaine qui puisse se passer des rites funéraires ; le passage du monde des vivants au monde des morts s'accompagne toujours d'indispensables gestes symboliques. Qu'est-ce donc que cette « présence » irréductible des morts dans notre vie sociale et psychique, au nom de laquelle Antigone, au prix de sa propre vie (c'est ce qui lui confère cet « éclat » singulier dont parlait Lacan), est devenue la figure mythique de la « résistante » que nous connaissons tous ?
La tragédie de Sophocle, sans apporter de réponse dogmatique, pointe du doigt le « problème ». Ce faisant, il met en place un dispositif dramaturgique rigoureux où, en quelques scènes cruciales, il pointe les conflits essentiels qui gouvernent nos vies. À travers l'insoumission d'Antigone à l'ordre du tyran se jouent les oppositions du masculin et du féminin, de la jeunesse et de l'âge mûr, de l'individu et du collectif, des mortels et des dieux...
Antigone c'est encore l'histoire de Créon, un homme de pouvoir, honnêtement attaché au bien commun, qui, poussé par un orgueil aveugle, s'obstine dans une décision dont il est clair, sitôt prise, qu'elle ne peut mener qu'à la catastrophe. Notre histoire récente regorge d'exemples de ces conduites aberrantes qui font le malheur de tous. C'est la grande force de la tragédie grecque que de sonder les énigmes de notre condition humaine. Et aujourd'hui encore, elle reste dans sa simplicité et son évidence poétique, singulièrement opératoire. À condition bien sûr de se donner les moyens de la faire entendre dans son questionnement essentiel. Comment, hors de toute convention hiératisante, de tout pathos déclamatoire, jouer ces textes, certes loin de nous de par leurs références mythologiques, mais si proches de par leur profonde humanité ? Comment, sans actualisation grossière, les faire résonner au plus près de notre sensibilité contemporaine ? Ce sont ces questions auxquelles nous tâcherons d'apporter une réponse dans notre spectacle. Nous créerons celui-ci au Théâtre de l'Atalante. Son charme particulier, sa dimension de « caveau » intimiste, se prête singulièrement au projet qui est le nôtre de mettre en évidence les « forces obscures » qui poussent Antigone à accomplir son geste exemplaire.
Le décor sera des plus simples : une boîte noire, quelques chaises ; les costumes, contemporains, s'en tiendront eux aussi à l'essentiel. Nous viserons, là encore, dans ce dispositif volontairement stylisé, à faire entendre avant tout la densité poétique du texte, la plénitude du sens. L'éclairage en revanche jouera un grand rôle : ombre et lumière sont métaphoriquement au centre même de la thématique qui nous retient. Un travail d'images vidéo, à travers l'évocation des guerres contemporaines, viendra donner un arrière plan réaliste qui, sans tomber dans une actualisation forcée, nous paraît indispensable. Nous porterons une attention particulière à la fonction du chœur. On le sait, dans ce théâtre musical qu'était la tragédie, les interventions chorales - les stasimon - jouaient un rôle prépondérant, en introduisant entre les scènes parlées des ponctuations rythmiques, mais aussi en donnant la parole - par l'intermédiaire du chef de chœur qu'était le Coryphée - à une instance collective. Celle-ci dans Antigone est représentée par un groupe de notables, nobles vieillards choisis par Créon en raison de leur sagesse supposée et de leur dévotion à la monarchie.
Constamment présents, c'est sous leur regard critique, et pour le moins circonspect, que se déroulent les péripéties de la tragédie. Il est très difficile aujourd'hui de prendre en compte cette instance chorale tant elle semble relever d'un insoluble problème dramaturgique. Il me parait pourtant capital de trouver le moyen de la mettre en scène, parce qu'elle est une donnée essentielle d'un genre théâtral constitué en grande partie de « discours et récits » qui ne prennent tout leur sens - comme dans un procès ou une séance de l'assemblée nationale ou encore un débat télévisé - que prononcés devant un public. Tout est public dans la tragédie. S'il y a évidemment de l'affect, des affrontements passionnés, dans les échanges, il n'y a pas de scènes privées. Chaque mot engage publiquement - donc politiquement - celui qui le prononce. C'est cette dimension primordiale de la tragédie que nous tâcherons de faire valoir en incluant clairement notre public dans le dispositif d'ensemble. C'est au nom de ce public, constitué pour l'occasion en chœur tragique, que le Coryphée prendra la parole et c'est en pleine conscience de ce regard public que les personnages seront appelés à débattre... Cette façon de prendre à témoin le spectateur d'aujourd'hui relève évidemment du plaisir de jouer avec les formes théâtrales ; mais c'est aussi une manière concrète de faire toucher à l'assemblée des citoyens que forment les spectateurs quelque chose - l'articulation de l'individuel et du collectif - qui est de l'essence même de la tragédie. Ce en quoi elle reste une stimulante forme vivante. Marie Delmarès, qui a joué dans mes mises en scène de La Fille aux rubans bleus de Yedwart Ingey au Théâtre des Abbesses et Rêve d'Automne de Jon Fosse au Théâtre de l'Étoile du Nord, jouera Antigone. Je jouerai moi-même Créon. J'ai déjà joué ce rôle dans une mise en scène de Claude Yersin à la Comédie de Caen, il y a presque trente ans. Ce sera l'occasion de me confronter à nouveau (le poids de l'expérience aidant...) à un personnage dont la complexité n'a cessé de me questionner. Yedwart Ingey, auteur dramatique mais aussi excellent acteur, jouera le Garde, Tirésias, le Messager. Claire Puygrenier, Elmire dans Le Tartuffe que j'ai monté dernièrement, jouera Ismène et Eurydice. Jacques Brücher sera notre Coryphée (qui dira également le texte du chœur). Et distribué dans Hémon, Igor Mendjisky (Jeune Théâtre National). »
En prime, deux critiques théâtrales de la pièce. Laissons parler les spécialistes :
- La traduction de Florence Dupont donne à la pièce une actualité en même temps qu'une dimension hors du temps qui accentue l'émotion que ressent le spectateur. Pour renforcer cet aspect universel, René Loyon a choisi de faire jouer la pièce en costume moderne, en l'absence de tout décor, avec juste un éclairage crépusculaire. On n'oublie pas les références mythologiques, mais privé de tout pathos déclamatoire le texte renvoie aux questions essentielles. Créon, que joue René Loyon, n'est plus seulement un tyran, il acquiert une humanité profonde dans sa douleur. La douleur d'Antigone (lumineuse Marie Delmarès) éclate face au sort qui lui est promis, mais elle est portée par un devoir sacré. Les acteurs sont parfaits. Il faut courir voir cette pièce.
Micheline Rousselet pour le SNES FSU (03.02.2008)
- Le jeu des comédiens s'inscrit dans cette cohérence d'accessibilité contemporaine et le Créon qu'incarne René Loyon a tout de la froideur cynique des démagogues de notre époque, au point d'apparaître comme le clone étonnant des politiques du moment, jouant des passions démocrates pour mieux asseoir ses lubies despotiques... A cet égard, le projet de René Loyon d'installer ce texte ancien « au plus près de notre sensibilité contemporaine » est abouti de fait. René Loyon offre à l'homme d'Etat une reptilienne et inquiétante présence, transformant Créon en Léviathan dévorant ses enfants sous le regard complice d'un peuple préférant la sécurité à la liberté. En cela, la modernisation d'un Sophocle mâtiné de Hobbes est intéressante.
Catherine Robert pour La Terrasse (02.2008)
Sylvain Métafiot
04:24 Publié dans Actualité | Tags : antigone, célestins, sophocle, rené loyon, théâtre, tragédie, créon, oedipe, Étéocle, polynice, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
Une soirée inoubliable...
Écrit par : Sylvain | samedi, 23 mai 2009
Sylvain, qui se laisse des auto commentaires j'adore !!!
Écrit par : Didier | samedi, 23 mai 2009
Exceptionnellement, cela permet de ne pas oublier...
Et puis, vive le théâtre ! ^^
Écrit par : Sylvain | samedi, 23 mai 2009
Inoubliable, je pense que c'est le mot qui convient...
En tout cas, je tiens à te dire que tu es un vrai professionnel car tu travailles jusque tard dans la nuit pour écrire tes articles...^^
mais tu as raison vive le théâtre...en revanche tu fais des autos commentaires c'est bien mais tu pourrais au moins nous dire ce que tu as pensé de la pièce, ton avis d'expert pourrait nous inciter à voir ou non la pièce...
En revanche je ne suis pas d'accord avec Michelle Rousselet, je ne pense pas que la traduction de Florence Dupont soit la meilleure car elle est trop éloignée du texte grec et ne respecte plus ou peu la syntaxe des répliques de Sophocle...or le talent de Sophocle vient aussi de son style...c'est ce qui le différencie des autres tragédiens grecs tels qu'Eschylle et Eurypide...
Écrit par : jérémy | dimanche, 24 mai 2009
Merci pour ton commentaire Jérémy.
Si je retranscrit l'avis des experts c'est parce que je n'en suis pas un ! Loin de là ^^
J'ai toujours dit que, dans l'optique que toutes les opinions ne se valent pas, je préfèrerait "écrire un article qui ne soit pas de moi" avec des réflexions intéressantes et constructives plutôt que de donner bêtement mon avis qui ne vaut pas grand-chose et d'une piètre qualité.
En clair, je prèfère grandement vous donner à lire un texte passionnant et argumenté plutôt que mon opinion personnelle de bas étage.
On verra dans quelques années si je me suis amélioré...
Écrit par : Sylvain | dimanche, 24 mai 2009
Tu peux très bien faire les deux...je pense que tu es assez intelligent pour avoir un avais intéressant et critique qui pourrait être intéressants et constructifs...
Écrit par : Jérémy | lundi, 25 mai 2009
Les commentaires sont fermés.