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samedi, 20 février 2010
1+1=1
Aucune pierre ne sera posée sur ma tombe
Et mon nom gravé nulle part,
Pas d'épitaphe pour ceux qui ne tiennent pas leur promesse
Et une promesse ne fut pas tenue
Pas d'épitaphe pour ceux qui gardent le silence
Et le silence fut gardé.
L'enfance est un couteau planté dans la gorge
On ne le retire pas facilement
Tels sont les derniers mots qu'une morte, Nawal, laisse à ses deux enfants, Jeanne et Simon après une existence jalonnée de mystères et de silences. Elle leur lègue également, par l'intermédiaire du notaire Hermile Lebel, un manteau avec le chiffre 72 au dos et un cahier rouge, mais surtout, deux lettres : une pour leur père soi-disant mort et une pour leur frère dont ils ignoraient l'existence jusqu'à ce jour funeste.
Incendies (2003) est la quatrième pièce de Wajdi Mouawad, après Littoral (1997) et avant Forêts (2006). C'est en 2009, en tant qu'artiste associé au Festival d'Avignon, qu'il a présenté Le Sang des promesses, rassemblant ces trois pièces majeures, ainsi que sa dernière création Ciels.
Cet originaire du Liban (né en 1968), et véritable amoureux de Kafka, semble utiliser des expériences de sa propre vie dans Incendies, du fait d'un exil forcé à l'âge de huit ans pour cause de guerre civile (mais ce serait incomplet et lapidaire de résumer ceci par cela). L'horreur naît-elle de la guerre, ou la guerre de l'horreur ? Telle est la question, lancinante, que tout un chacun est en droit de se poser. Mouawad présente ainsi sa pièce :
« Lorsque le notaire Lebel lit aux jumeaux Jeanne et Simon le testament de leur mère Nawal, il réveille en eux l'incertaine histoire de leur naissance : qui fut leur père, et par quelle odyssée ont-ils vu le jour loin du pays d'origine de leur mère ? En remettant à chacun une enveloppe, destinée l'une à ce père qu'ils croyaient mort et l'autre à leur frère dont ils ignoraient l'existence, il fait bouger les continents de leur douleur : dans le livre des heures de cette famille, des drames insoupçonnés les attendent, qui portent les couleurs de l'irréparable. Mais le prix à payer pour que s'apaise l'âme tourmentée de Nawal risque de dévorer les destins de Jeanne et Simon. Celui qui tente de trouver son origine est comme ce marcheur au milieu du désert qui espère trouver, derrière chaque dune, une ville. Mais chaque dune en cache une autre et la fuite est sans issue. Raconter une histoire, nous impose de choisir un début qui devra se situer comme le début de toute chose en regard d'un individu.
Et nous, notre début, est la mort de cette femme qui, il y a longtemps déjà, a décidé de se taire et n'a depuis plus jamais rien dit.
Mais peut-être notre début est cette jeune fille qui, à peine sortie de l'enfance, tombe la tête la première dans sa vraie vie et porte en elle un amour adolescent et un enfant. Cette très jeune fille s'appelle Nawal. Peut-être est-ce là que notre histoire commence, juste avant que sa vie ne se brise. Et Incendies serait alors l'histoire de Nawal et d'un acharnement à lire, écrire et penser pour donner un sens à ce qui la dépasse. Peut-être notre histoire commence-t-elle par un territoire déchiré par une guerre civile et occupé par une armée ennemie. Incendies serait alors l'histoire d'une résistance.
Incendies suit en parallèle chacune de ces trois histoires qui sont intimement liées car chacune trouve sa source dans l'autre. Incendies est alors l'histoire de trois histoires qui cherchent leur début, de trois destins qui cherchent leur origine pour tenter de résoudre l'équation de leur existence et tenter de trouver, derrière la dune la plus sombre, la source de beauté. »
Le décor est épuré, simple, laissant toute la place à la justesse du jeu des acteurs, par qui le monde dévoile ses failles les plus sombres. Nawal se découvre à trois époques de sa vie, 19 ans, 40 ans et 65 ans, chaque période permettant de reconstituer le puzzle dramatique de son existence.
Le comédien et metteur en scène Stanislas Nordey perçoit parfaitement cette recherche de vérité au cœur de cette quête à travers le temps et les hommes :
« Il y a une multiplicité de lieux dans Incendies. L'intrigue démarre dans le bureau d'un notaire, et se termine au tribunal pénal international ; entre-temps nous passons par la scène d'un théâtre, un couloir d'hôpital, un orphelinat désert, une prison, un amphithéâtre d'université, une salle de boxe, un cimetière, un poste frontière...
Le théâtre de Wajdi Mouawad est un théâtre de l'intime aux formes épiques, il brasse l'histoire avec un grand H et les histoires de vie d'êtres humains lancés malgré eux dans le tourbillon des haines, des guerres. [...]
La guerre est en toile de fond de ces morceaux de vie contés ici. Une guerre comme tant d'autres qui ressemble à celles que nous voyons à travers le prisme des écrans de nos téléviseurs mais aussi une guerre immémoriale telle que pouvait la raconter Thucydide ou Xénophon.
Incendies suit le destin d'une femme, Nawal, prise dans les rets d'un conflit qu'elle n'a pas choisi et qui, pour retrouver son enfant disparu, va aller au bout de l'absurde horreur de ces déchirements sans fin qui rythment l'histoire du monde.
De 20 à 60 ans, de l'enfantement à la mort elle tente de donner sens et d'accomplir ce geste de perpétuer la vie en dépit de tout et de tous. Au bout du chemin l'impensable, au milieu du chemin le viol, l'inceste, la torture, le terrorisme, au début du chemin l'amour, la naissance, les trésors de l'enfance.
Histoire de Nawal certes mais aussi histoire de ses enfants nés sous le feu et à la recherche de la vérité de cette mère qui leur a caché leur origine.
Personne ne ressort indemne de la vérité mise à jour mais l'espoir renaît car chacun peut alors regarder sa propre histoire dans les yeux. Sans voile. Sans filtre. A nu.
Du théâtre cru, joyeux, désespéré. Wajdi Mouawad écrit le souffle, l'essoufflement, les brûlures et les incendies de ces vies. Les chemins se croisent, vivants et morts sont amenés à se passer le flambeau, à croiser le fer de la mémoire.
Pour vaincre l'oubli. »
Pour mémoire, le dialogue déchirant entre Nawal et son amie d'enfance Sawda, sur la démence meurtrière qui les entoure et dont elles sont les témoins malgré elles, donne envie de hurler sa rage et son dégoût à la face du monde, les yeux brouillés par des larmes de désespoir.
Elisabeth Bouvet, de RFI, Ne s'y trompe pas lorsqu'elle trouve la pièce d'une [...] « Limpidité, simplicité, efficacité qui, tout en sollicitant notre imaginaire, nous laisse paradoxalement dans une étonnante proximité avec le texte et l'écriture dense, rythmée de Wajdi Mouawad qui aborde tous les registres jusqu'à la comédie. Jeux de mot et situations burlesques réussissant même à se frayer un chemin dans ce maelström de (res)sentiments dont les femmes, si elles sont parmi les principales victimes des guerres, en sont aussi, nous dit l'auteur, les héroïnes par leur capacité à résister et leur farouche détermination à aller de l'avant et « à sortir de la haine » pour reprendre l'injonction, mieux la conviction intime, de Nawal. »
Disons-le clairement, que l'on aime ou pas le théâtre, que l'on soit habitué à s'y rendre ou non, il faut être complètement dénué d'humanité pour ne pas succomber à cette œuvre terrible, hurlant son amour à la vie par-delà les vicissitudes tragiques de l'existence et, surtout, la cruauté effroyable de la guerre.
Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux.
Ecoutez le silence assourdissant.
Sylvain Métafiot
12:09 Publié dans Actualité | Tags : 1+1=1, incendies, wajdi mouawad, théâtre, guerre civil, le sang des promesses, démence guerrière, humanité, amour de la vie, célestins, liban, horreurs, sylvain métafiot, émotion, larmes, viol | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Le film est (presque) aussi déchirant que la pièce.
Une œuvre à découvrir pour les bienheureux ne connaissant pas encore ce drame familiale et à redécouvrir sous un autre jour pour les spectateurs au cœur déjà transpercé.
Très bonne comparaison de Flora Champy pour NonFiction : http://www.nonfiction.fr/article-4206-incendies_lidentite_contre_la_guerre.htm
Écrit par : Sylvain | lundi, 07 février 2011
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