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jeudi, 24 novembre 2011
Masturbation technophile
« Le pire est avenir » Maïa Mazaurette
Hugo est un jeune homme bien dans sa peau. En deuxième année d’école de commerce, jean délavé, polo rayé et baskets aux pieds, il croque la vie à pleine dents ! Assez beau gosse, vaguement brun, et jouant de la guitare il n’a jamais vraiment eu de problèmes avec les filles et n’hésite pas à combler ses amis célibataires de stratégies de dragues et autres conseils avisés sur les bienfaits de la vie de couple. Regarder Lost toute la nuit, jouer à PES et télécharger le dernier album d’Arctic Monkeys lui donne des airs de geek. Il adore mater les sketchs de Gad Elmaleh sur son mac 17 pouces avec sa copine Angélique qui l’appelle tendrement « mon homme ». Ils ont un chat qui se prénomme cannabis parce que « c’est cool et décalé tu vois ». Il aime bien Le petit journal de Canal plus, les chansons engagés et les humoristes rebelles. Plutôt de gauche même s’il ne s’intéresse pas trop à la politique (la seule chose dont il soit sûr c’est que « les fachos sont vraiment intolérants, abusé quoi ! »), vaguement écolo (il trie ses déchets), athée (« la religion c’est de l’obscurantisme, mais grave ! »), capable de donner son avis sur tout et rien en enchaînant les lapalissades, il est vraiment sympa. Le genre de pote boute-en-train qu’on aime avoir en soirée. Hugo est un mec franc qui déteste l’hypocrisie, un mec qui dit ce qu’il pense. Le genre de gars pas-comme-tout-le-monde mais qui ne sort jamais du lot, d’une banalité affligeante, et qui, pour discuter de cinéma, aime étaler ses 300 Go de films sur son disque dur, renouant par-là même au célèbre concours de ki-ka-la-plus-grosse ? Hugo est une belle âme altruiste, un bon petit soldat de l’empire du bien.
Voila. En résumé Hugo est un sale con. Une sorte de métastase représentative du genre humain contemporain. La tare générique et sans saveur de notre monde moderne. Le pire c’est que vous en croisez partout et tout le temps ce genre de coloquinte à la graisse de hérisson, dans votre famille, chez vos amis, vos collègues. Vous donnant ainsi l’impression d’être le seul être doué d’une conscience au milieu d’un amas de crétins congénitaux. Bref, Hugo c’est vous, c’est moi… enfin, surtout vous.
La place qu'on gagne, c'est fou !
Là où ce jus de poubelle d’Hugo excelle – et qui constitue, somme toute, l’objet de ce longuet et ô combien digressif article – c’est dans la joie compulsive de lire des livres numériques. Oui parce qu’Hugo est un gars cultivé qui a dévoré tous les Bernard Werber, adore L’Alchimiste de Paulo Coelho, la plupart des Agatha Christie et a offert Indignez-vous ! de Stéphane Hessel à ses parents à Noël (« parce que c’est un livre qui dénonce tu vois »). Bref, notre amoureux de la littérature a récemment fait l’acquisition d’un livre électronique, ou plutôt d’un e-book (ça fait plus branché), et il en est fier l’animal ! « Attends, c’est super pratique, tu peux mettre tous les bouquins que tu veux là-dedans, tu gagne trop de la place, pas besoin de se déplacer pour acheter les bouquins je télécharge direct, trop rapide !, et puis ça sauvegarde la planète en évitant de tuer des arbres, c’est l’avenir tu vois ! ». Sans le savoir, ce sombre oryctérope d’Hugo se réclame d’une récente et noble manifestation germanique.
Ach, rien de tel pour réchauffer ses soirées d'hiver, ja
En effet, les nazis – ces europhiles incompris, précurseurs d’un fédéralisme européen un peu rentre-dedans – brûlaient les livres dans de joyeuses et hystériques kermesses païennes, nous nous les numérisons. Un acte de foi plus subtil mais non moins efficace car plus diffus, plus lent, plus consensuel et, a contrario, moins voyant et exubérant qu’un barbecue géant devant l’opéra de Berlin où Montaigne, Freud, Mann, Zweig, Musso remplaçaient la Wurst de Nuremberg. Ainsi, les nationaux-socialistes ne nous ont pas seulement légués la ola, « ce double salut nazi socialement acceptable » selon ce facétieux cartésien désabusé de Gaspard Proust, non, ils ont également remis au goût du jour la belle tradition de l’autodafé héritée de Savonarole (les Libyens ont récemment fait un feu de joie du Livre Vert de Kadhafi).
Les temps changent, les moeurs restent
Faut-il être le dernier des ectoplasmes à roulettes pour ne pas comprendre que lire Kafka ou Joyce sur Kindle ou autre instrument de la servitude est purement et simplement impossible. Comment rester concentré en lisant Le Château ou Ulysse sans avoir la plus petite, la plus minuscule, la plus infinitésimale tentation de parcourir ses mails, son mur Facebook, son compte Twitter, son blog bd préféré, son site d’info favori ? Hein, je vous le demande, et plutôt deux fois qu’une : comment peut-on être assez bête pour croire que la lecture ne réclame pas patience, silence, solitude et concentration ? Soit l’exact opposé des gadgets technologiques que cette maquerelle de pub ne cesse de nous vendre à longueur de spots décérébrés décalés et drôles. Comme le dit justement Frédéric Beigbeder (qu’on a connu moins inspiré) dans Premier bilan après l’apocalypse : « Quand on crée ainsi une même machine qui contient YouTube, Facebook, TF1 et Dostoïevski, eh bien ayons l'honnêteté de le dire : Dostoïevski est mal barré. »
Songeons par ailleurs que la conversion au numérique, outre le fait de tuer la lecture sensible (adieu la chaleur des feuilles, le parfum de l’encre et le toucher délicat de la couverture et bonjour la froideur du plastique et l’agressivité du rétro-éclairage), modifie radicalement notre rapport au temps long et instaure une désinvolture vis-à-vis de la mémoire de sorte qu’il ne reste plus aucune trace génétique interprétable du travail des écrivains, des philosophes, des historiens. Croyant qu’en pouvant tout stoker on pouvait tour conserver, nous détruisons les traces du travail préparatoire des œuvres littéraires achevées. La durée de vie d’un disque dur ou d’une clé USB étant de cinq ans en moyenne. C’est le cri d’alarme de Pierre-Marc de Biasi, directeur de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes : « Nous n’avons jamais été aussi près d’avoir les moyens techniques de tout conserver, et dans le même temps, nous perdons tout en raison de la logique même de mémoire du disque dur : le système de ses anciennes unités de mémoire est écrasé au fur et à mesure de son utilisation et donc de saturation. […] L’ère du parchemin avait été celui du palimpseste, l’âge du papier celui de la rature, voici venue l’ère du support sans repentir. […] Avec la destruction de la possibilité de la mémoire, nous rendons notre futur orphelin de nous »[1]. L’écrivain écossais Ewan Morrisson en a rajouté une couche en affirmant que dans le quart de siècle à venir, la fin du livre-papier, le triomphe du livre numérique, la baisse puis la suppression des avances sur droits et le soutien des éditeurs non plus à un auteur sur la longue durée d’une œuvre mais à des livres un par un entraineraient la mort certaine du métier d’écrivain. L’anglais Graham Swift considérant, de son côté, la digitalisation croissante des livres comme synonyme d’une paupérisation tragique de l’écrivain.[2]
C'est ça, cours Hugo, cours
Que faire face à cette apocalypse rampante à l’heure où Borders, la deuxième librairie des Etats-Unis, meurt en silence faute de faire face à la concurrence d’Internet, de même que les suppléments littéraires des grands quotidiens américains (à l’exception du New York Times Book Review) ? Peut-être Apprendre à prier à l’ère de la technique, comme le préconise Gonçalo M. Tavares dans son livre éponyme, pour échapper à l’aliénation de la technique, qui dépouille l’homme de ses qualités et le transforme en cette figure abominable qu’est l’homo technicus, ce simili-martien à la graisse de cabestan qu’est Hugo. Il faut aussi se poser les bonnes questions : laissons le mot de la fin au regretté Jaime Semprun, extrait de L’Abime se repeuple : « Parmi les choses que les gens n’ont pas envie d’entendre, qu’ils ne veulent pas voir alors même qu’elles s’étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci : que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu’il n’y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civilisation ; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit ; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c’est celui qui en somme ratifie tous les autres. C’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?“ il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : “A quels enfants allons-nous laisser le monde ?“ »
Sylvain Métafiot (article déjà publié dans la gazette n°18 de Mankpad'ère)
- Pour approfondir le sujet sans mauvaise foi et second degré je vous invite à écouter le débat entre Frédéric Beigeber et François Bon dans l'émission Répliques d'Alain Finkielkraut sur France Culture (12.11.2011)
- "Pourquoi l'ebook ne remplacera jamais les vrais livres", par Jan Swaffort, Slate (09.07.2010)
- "À qui profite l'ebook ? Ni au lecteur, ni au libraire, ni à la planète", par Ylan de Rapide, Salte (09.11.2009)
- Après tout, le livre n'est-il pas le dernier cri en terme d'invention technologique ?
PS : n’hésitez pas à lire mapausecafé sur votre iPad
04:11 Publié dans Actualité | Tags : masturbation technophile, livre numérique, ipad, kindle, mort du livre, hugo, autodafé, jaime semprun, maïa mazaurettegonçalo m. tavares, frédéric beigbeder, france culture, ewan morrisson, pierre assouline, mort des librairies, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (9)
Commentaires
Merci pour cette lecture virtuelle mon cher Sylvain,
qui ne se reconnait pas dans ce passage parlant de l'ado - étudiant moyen
Il aime bien Le petit journal de Canal plus[...] Le genre de pote boute-en-train qu’on aime avoir en soirée. [...] et qui, pour discuter de cinéma, aime étaler ses 300 Go de films sur son disque dur, renouant par-là même au célèbre concours de ki-ka-la-plus-grosse ? Hugo est une belle âme altruiste, un bon petit soldat de l’empire du bien.)
tu as oublié qui sait faire preuve de don culinaire exceptionnels (pâtes - steack - vin et bière...) et d'autres encore ^^
Ceci étant dit j'ai trouvé le rapport assez tordu entre ça et le passage sur les nazis, bien que je sois d'accord avec ce que tu avances (et tu n'es pas le seul) sur la fin des écrivains.
Et comme le disait Johan De Moor, une maison sans livre ou bibliothèque est triste...
Écrit par : Didier | jeudi, 24 novembre 2011
Je me suis rendue compte en vous lisant que vous ne faisiez pas la différence entre une tablette et une liseuse. Sur une liseuse, on lit, parce que c'est fait pour ça. Le "surf" n'est pas particulièrement agréable car il n'y a pas de fluidité à cause de la technologie E-Ink.
Donc vous ne connaissez certainement pas si bien votre sujet.
Il y a aussi des libraires qui ferment simplement parce qu'ils ne sont pas soutenus par les maisons d"édition. ( Lettre ouverte à Antoine Gallimard d'un libraire menacé de la guillotine )
Lire sur liseuse n'empêche pas de lire sur papier. Un lecteur est un lecteur. Faire de la discrimination entre lecteurs qui lisent sur papier et lecteurs qui lisent sur liseuse ne me semble mener à rien. C'est chipoter. Un auteur a envie d'être lu. Que ce soit sur un support ou un autre, quelle importance ?
La forme serait-elle plus importante que le fond ?
Je lis sur les deux supports. Je n'habite pas en France. Le dernier envoi de livres en langue française pour Noël m'a coûté 29 euros pour 8 livres.
La liseuse, c'est extraordinaire parce qu'on peut lire. En français, en anglais, en allemand ou en hongrois... On peut lire...
Et en bonus, pour les malvoyants, c'est vraiment très appréciable de pouvoir jongler avec la taille des polices...
Écrit par : strychnine | jeudi, 08 mars 2012
Vous avez raison, strychine, il y a une différence entre les tablettes numériques qui proposent différentes applications (type iPad) et les liseuse qui ne sont faites que pour lire.
En réalité, je ne pense pas que ce genre de gadget va tuer le livre papier : il y aura toujours des vieux cons qui préféreront lire des bouquins. J'exagère à outrance dans mon article.
Il n'empêche que les liseuses restent à mes yeux un gadget et mon coup de gueule s'adressait plus contre ce nouvel engouement technophile, cette mode assez risible qui fait penser à celle des consoles de jeux vidéos : on moque, souvent à raison, le comportement des adolescents lorsqu'ils s'excitent devant un nouveau modèle de console de salon ou portable mais les "adultes" sont aussi ridicules dans leur soif de nouvelles technologies.
Bien sûr, comme vous le dites, cela a un côté pratique (langues, polices modulables, etc.) mais pour moi, un livre n'est pas un objet comme les autres et le reléguer au même niveau qu'un ordinateur de poche c'est en faire un objet de divertissement et de consommation comme les autres, ce qu'il n'est pas.
Quelle tristesse le jour où les bibliothèques personnelles ne serviront plus qu'à ranger nos bibelots et notre liseuse. (Même si cela n'arrivera peut-être jamais, cela me rend maussade de savoir que cette possibilité existe néanmoins).
Écrit par : Sylvain | vendredi, 09 mars 2012
Un monde où le papier n'existerait plus, serait encore pire qu'un monde où les livres ne rempliraient plus notre bibliothèque... En effet, moi aussi cela me rend maussade... surtout que je trouve que le plus beau cadeau que l'on puisse faire est un livre...
Écrit par : Didier | samedi, 10 mars 2012
Petit confusion de l'auteur entre liseuse (kindle) et tablette (iPad). L'auteur a t il déjà tenu une liseuse entre ces mains pour se rendre compte que le confort de lecture est là?
Je pense que l'article est mal écrit car sous prétexte de la défense du livre, ce n'est quun petit déchaînement taquin contre les technophiles. Le seul point intéressant abordé dans l'article concerne la durée de vie d'un disque dur... c'est en effet moins pérenne que du papier.
Il pourrait ainsi être intéressant de traiter du point de non retour de la technologie que l'espèce humaine a franchi, non?
Pour info, j'écris à partir de mon iPhone et ai rencontré votre article via Twitter... hihihi
Écrit par : Fraise tagada | samedi, 10 mars 2012
Une petite précision : ce n'est pas un petit déchaînement taquin contre les technophiles, c'est une grosse charge au clairon et sabre à la main contre les accros inconditionnels aux nouvelles technologies.
Une nouvelle mais récente race de nuisibles, à mes yeux.
Écrit par : Sylvain | samedi, 10 mars 2012
Comme par exemple ceux qui sont accros à leur téléphone portable et qui lorsqu'ils le perdent se ruent sur facebook pour communiquer :p ?
Écrit par : Didier | dimanche, 11 mars 2012
Tout à fait !
Ceux-là, ce sont les pires.
Écrit par : Sylvain | dimanche, 11 mars 2012
Imaginer que des lieux comme celui-là pourrait disparaître me rend triste : http://www.citazine.fr/diaporama/shakespeare-and-company-la-librairie-refuge-george-whitman
Ou pire : qu'il soit remplacé par un Apple Store !
Écrit par : Sylvain | mardi, 27 mars 2012
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