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mardi, 07 février 2012
The perfect storm
" Mère, nous arrivons d'un pays sans amour / D'un pays où Dieu est absent. / Déluge en tête et crépuscule dans le sang.
La terre obscure est une planète aveugle / Malheur à elle qui s'étend si noire / sous les pieds et sous les maisons.
Elle ouvrira ses yeux ses lèves aux clameurs / Malheur à moi depuis la Genèse jusqu'à ce jour / Et le ciel est mauvais / Si lourd de nuées si mauvais / à la lèvre d'un arbre il n'offre point le lait / de sa poitrine nuageuse."
Uri-Zvi Grinberg, Le Monde sur la pente
Non, la récolte n’est pas si mauvaise en ce moment. En faisant son jardin dans les salles obscures on peut tomber sur un trésor enfouit entre deux navets. Ainsi, nous aurions pu parler de J. Edgar, de Clint Eastwood, qui, après le fadasse Invictus, nous offre un nouveau chef d’œuvre, baigné de lumière froide, retraçant la majeure partie de l’histoire politique des Etats-Unis à travers la figure hideuse, mais néanmoins touchante, du patron du FBI (de par son incroyable prestation Di Caprio fait incontestablement parti des plus grands, oh oui !). Mais c’est Take Shelter qui est au menu et le ragout est plus qu’alléchant.
Le pitch de départ est simple comme bonjour : Curtis LaForche (épatant Michael Shannon, déjà parano extrême dans l’excellent Bug de William Friedkin) est un ouvrier de l’Ohio, fraichement marié, qui vit paisiblement avec sa femme Samantha (Jessica Chastain, la grâce incarnée dans The Tree of Life) et leur fille Hannah (Tova Stewart), sourde et muette. Mais cette tranquillité va être rompue par les violents cauchemars de Curtis qui finissent par l’obséder jour et nuit, au point de renforcer son abri anti-tempêtes.
Le deuxième long-métrage de Jeff Nichols (le premier fut Shotgun Stories) aurait pu n’être qu’un énième récit lancinant sur les difficultés de la « vraie vie » au fin fond des Etats-Unis, avec acharnements, crises et rédemption en bout de course. Il n’en est rien. Sous son aspect basique et convenu Take Shelter lorgne plus du côté du thriller paranoïaque que du téléfilm familial. Dès l’introduction Curtis lève les yeux au ciel pour contempler ces nuages démoniaques en approche avant d’être recouvert par une pluie épaisse et poisseuse. Rêve ou réalité ? La question demeure et reste en suspens durant deux heures, comme un démon niché dans les cieux attendant le moment de fondre sur sa proie, à l’image de ces inquiétants oiseaux parfaitement synchronisés et agressifs qui troublent Curtis. Avant de se réveiller en sueur, on ignore que Curtis rêve tant les situations paraissent réelles : son chien l’attaque violemment, des individus tentent de pénétrer sa maison ou enlèvent sa fille après un accident de voiture. Rien de surréaliste, simplement le déchaînant de la violence au seuil du danger ultime. Et les sensations demeurent : Curtis éprouve dans sa chair les horreurs qu’il matérialise dans ses songes, ce qui provoque l’incompréhension et l’effarement de ses proches. La peur qu’il éprouve ira crescendo et s’introduira dans le cercle familial de sorte que rien ni personne n’est à l’abri du désastre futur.
Au-delà des lectures politiques que l’on peut lire ça et là (le danger de l’extérieur, la peur de l’Autre, la crise financière qui ruine des familles, les dérèglements écologiques), Take Shelter relève davantage du film métaphysique. En plongeant dans les méandres dérangés de l’esprit de Curtis nous en venons à douter de notre propre perception: ces cauchemars, qui ont l’air si réels, n’affectent-ils pas plus la réalité que la réalité elle-même ? De même, Curtis est le seul à percevoir d’épouvantables visions durant la journée ce qui l’exclu de la communauté, passant pour le doux dingue du village, alors que pour lui, comme pour nous, elles existent bel et bien. De sorte qu’on se demande si ce n’est pas le monde qui ne tourne plus rond autour de Curtis. Si le monde avait perdu la tête que deviendrait le seul homme lucide sur Terre ? Tout être a déjà ressenti, au moins une fois dans sa vie, la peur de perdre pied, de se sentir dépassé par une force extérieure que rien ne peut stopper. Joie de l’inconfortable pesanteur du monde (à ce propos, voir le lumineux article de Timothée Gérardin).
Force est de constater que depuis Melancholia il n’aura pas fallu attendre très longtemps pour savourer une aussi belle fin du monde. Des nuages ténébreux obscurcissant le ciel aux éclairs déchaînant leur fureur dans le ciel en passant par les agressions soudaines et les pluies acides, les images d’apocalypse scotchent la rétine et donnent la chair de poule. Nicols à cependant l’intelligence de ne pas montrer le rêve le plus violent de Curtis, celui où celui-ci se réveille en sang, ce qui n’est pas plus rassurant : le cinéaste jouant sur la suggestion et l’attente pour distiller un malaise palpable chez le spectateur.
Plusieurs traits distinguent Melancholia de Take Shelter : le film de Lars Von Trier baigne dans une ambiance romantique, portée par le classicisme allemand, et les protagonistes savent que leur fin prochaine est inéluctable. Le film de Jeff Nicols, quant à lui, ne flirte pas une seconde avec le spleen désabusé mais s’ancre dans la dure réalité de la working-class du Midwest et laisse planer l’ambiguïté tout au long du récit de sorte qu’on ne sait jamais si Curtis est fou à lier comme sa mère, atteinte de schizophrénie paranoïaque, ou s’il est une sorte de prophète incompris qui devine avant tout le monde le cataclysme à venir et qui cherche refuge au sein de sa famille. Le dernier plan (sublime et terrifiant) semble apporter une réponse à cette interrogation mais n’exclue pas pour autant d’autres pistes (enfermement collectif dans le même délire, nouveau rêve de Curtis), un peu à la manière d’Inception qui laisse le spectateur se démêler avec son imagination.
La folie et la terreur réhabilitées comme antidote à la modernité anxiolytique : une œuvre salutaire.
Sylvain Métafiot
02:35 Publié dans Cinéma | Tags : take shelter, the perfect storm, jeff nichols, michael shannon, chef d'oeuvre, paranoïa, fin du monde, cauchemars, visions, tempête, thriller, folie, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Concernant la fin du monde, écouter cette très bonne émission de France Culture : http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-le-monde-avant-sa-fin-44-la-fin-du-monde-2012-02-09
Écrit par : Sylvain | jeudi, 09 février 2012
L'un des deux ou trois très beaux films de cette années, avec Oslo 21 août et Faust, de Sokourov... Très belle chronique, en tous cas !
Écrit par : Christophe | samedi, 07 juillet 2012
Merci pour votre commentaire, Christophe.
Effectivement, un des plus beaux films de cette année avec Oslo...
Votre article sur Faust est excellent (comme toujours) mais de là à dire qu'il est beau... Il est esthétiquement incroyable mais glauque, coupant, étouffant, très éprouvant. On n'en sort pas indemne.
Le 1er film de Sokourov que je vois et il me tarde de découvrir ses oeuvres antérieures.
Écrit par : Sylvain | dimanche, 08 juillet 2012
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