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mardi, 29 mai 2012

Que peut la littérature ?

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À l’occasion des 6ème Assises Internationales du Roman à la Villa Gillet de Lyon, il ne semble pas incongru - surtout à une époque où l’on considère souvent l’art en général et la littérature en particulier comme de simples divertissements - de se demander qu’est-ce que la littérature ? Ou plutôt, et pour se démarquer du célèbre texte de Sartre : que peut la littérature ?


Plutôt qu’une bête réponse personnelle et sans saveur, je préfère laisser la parole à quatre auteurs remarquables : Juan Gabriel Vàsquez, Jérôme Leroy, Simone Weil et Pierre Jourde (mais aussi et indirectement : Stendhal, Gide, Genet, Fuentes, Vargas Llosa, Proust, Gautier, Pasolini, Breton, Garcia Màrquez, Littell, Ellroy, Primo Levi). Quatre réponses pour le prix d’une ! Ou une réponse en quatre parties, comme vous le sentez.

 

Tout d’abord, un texte de l’écrivain Juan Gabriel Vàsquez, Romans et cicatrices, qui, à l’occasion d’une table ronde sur la corruption et la violence politique, interroge les liens (mais surtout les différences !) entre politique et littérature :

 

Les mots de nos morts sont plus précis que les nôtres, sans doute parce qu’ils sont chargés de temps, qu’ils ont de l’expérience ou que leur sens a été modifié par l’expérience. Ceux que j’ai à présent en tête figurent dans La Chartreuse de Parme, chapitre XXIII. Je les ai déjà cités plusieurs fois et je crains de ne pas avoir été le seul. Stendhal écrit : « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. » Et il ajoute : « Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire. »


La politique et ses vices – la corruption et la violence, pour l’essentiel, mais pas seulement – ont toujours cohabité sous tension avec la littérature. Les romanciers qui explorent ce qu’on appelle la vie publique (et la façon dont elle pollue notre vie privée) naviguent entre les deux extrêmes suggérés par Stendhal : la grossièreté et le silence. L’équilibre est précaire : dans le monde du langage, les discours politique et littéraire sont aux antipodes. De par sa nature, le langage politique dédaigne la nuance, la subtilité, la complexité, les zones grises, alors que le roman trouve justement sa raison d’être dans les zones grises, la complexité, la subtilité, la nuance. Le langage politique n’est pas éclairant dans la mesure où il nous dit ce que nous savons déjà (ou que nous voulons entendre). Le langage littéraire cherche au contraire à nous révéler ce que nous n’avons pas vu (ou n’avons pas voulu voir et, dans ce cas, comme le disait Mario Vargas Llosa, le romancier devient un trouble-fête). Il en est ainsi dans la grande tradition du roman politique latino-américain : de L’Automne du patriarche, de Gabriel Garcia Màrquez, à Respiration artificielle, de Ricardo Piglia, de La Mort d’Artemio Cruz, de Carlos Fuentes, à Etoile distante, de Roberto Bolaño, de Conversation à la Cathédrale, de Mario Vargas Llosa à El espiritu de mis padres sigue subiendo en la lluvia, de Patricio Pron. Ces romans sont politiques sans faire de politique : ils enrichissent notre compréhension des zones grises de l’expérience sociale, éclairent les ombres morales des individus quand ceux-ci, hommes vulnérables, se heurtent au train fantôme que nous appelons tantôt Etat, tantôt Gouvernement ou Patrie et, invariablement, Pouvoir.


La littérature a toujours été subversive, même malgré elle, car elle dispute au Pouvoir l’hégémonie sur le récit de nos vies. Dans mon pays, ni la corruption ni la violence n’existent sans pouvoir ; elles sont pour le Pouvoir le moyen de se perpétuer, ou pour celui qui veut y accéder le moyen d’y parvenir. Pourtant elles n’existent pas dans les récits qui se rapportent au Pouvoir : on pourrait dire, dans une certaine mesure, que l’une des conditions de l’exercice réussi du Pouvoir est sa capacité à créer un récit le concernant, dans lequel n’apparaîtraient ni corruption ni violence. Ni les violences passées, qu’on tente d’éliminer par le biais de l’oubli programmé ou de la révision historique ; ni les violences d’aujourd’hui, occultées par la censure directe ou indirecte, ou encore la « version officielle », à laquelle ont collaboré les médias et leurs intellectuels de location. Telle est l’aspiration des romans que j’ai écrits : rappeler ce que d’autres veulent voir sombrer dans l’oubli, multiplier les versions de notre histoire que nous sommes disposés à accepter, explorer les cicatrices laissées sur le corps par la violence et la corruption, des cicatrices autant métaphoriques que littérales.


« Nous allons parler de fort vilaines choses », disait Stendhal. Je suis prêt, allons-y.

 

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Les vilaines choses, Jérôme Leroy les aiment. Selon ce « hussard de gauche », le roman peut en effet tout dire, même le pire :

 

À quoi sert la littérature − ou à quoi devrait-elle servir ? À blasphémer. Le blasphème est la seule fiction qui puisse dépasser la réalité.


La littérature qui ne blasphème pas est une littérature anxiolytique. Elle calme, elle apaise, elle noie les chagrins et surtout, surtout, elle raconte des histoires qui se finissent bien. Le marché du livre l’exige. Prenons les histoires d’amour : c’est Harlequin à tous les étages. Le roman féminin auto-fictionnel a gagné sur tous les fronts. Le roman homosexuel aussi. Parce que cela fait longtemps que l’homosexualité n’est plus du côté du blasphème. Par les temps qui courent, le héros homo est une plus-value. On ne peut pas vouloir se marier à la mairie, adopter des enfants et se la jouer subversif, tels ces pédés blasphémateurs, magnifiques et incontrôlables, que furent Genet ou Pasolini et qui ne cessèrent de gifler leur époque.


Chez nos grands surréalistes, amour était synonyme de révolution. « Je vous souhaite d’être follement aimée », écrit Breton en conclusion de L’Amour fou. Follement aimée, on se doute que ce n’est pour acheter un pavillon, consommer et voter pour des partis raisonnables, non, follement aimée pour faire le beau travail du négatif, celui qui bouleverse, détruit, sape toutes les certitudes politiques et morales d’une société. Bref, pour blasphémer, à l’image de « ceux qui, sans erreur possible et sans distinction de tendances, voulaient coûte que coûte en finir avec le vieil “ordre” fondé sur le culte de cette trinité abjecte : la famille, la patrie et la religion. »

 

De fait, toujours selon Leroy, la littérature peut s’emparer des figures les plus hideuses de la réalité, comme Mohamed Merah :

 

A partir de quand l’écrivain a-t-il le droit de s’emparer de l’horreur contemporaine en prenant le point de vue du monstre plutôt que celui des victimes, ou en adoptant ce qu’on appelle la focalisation externe, c’est-à-dire en choisissant le point de vue d’un narrateur externe qui serait neutre. Neutralité évidemment factice et illusoire, voire menteuse car l’agencement même de la narration proposera implicitement la vision de l’auteur. Et en littérature comme en cinéma, comme le disait justement Godard, tout montage renvoie à une métaphysique.


Si l’on n’accepte pas que l’écrivain soit le porteur de la mauvaise nouvelle et non l’accompagnateur anxiolytique de nos moments d’ennui, il finit par arriver à l’écrivain ce qui est arrivé à Pasolini sur une plage d’Ostie en 1975 : on l’assassine. À force de dire des choses désagréables, choquantes, obscènes, scandaleuses sur son temps, à force de faire le travail du négatif pour une société qui a tendance à se trouver si belle en ce miroir, certains préfèrent toujours confondre le messager et le message, comme dans l’Antiquité.


[Mais selon certains] il y aurait une partie de la réalité sur laquelle la littérature aurait le droit de s’exprimer et une autre qui ne serait pas de son ressort. [Jacques Tarnero] déclare, par exemple, « Il est certain que d’autres « prosopopées » d’Hitler, de Goebbels, des Einsatzgruppen, de Staline, de Mengistu pourront alimenter un genre littéraire promis à un bel avenir. »


Pour commencer, ce genre littéraire existe déjà. Ce n’est d’ailleurs pas un genre littéraire, c’est la volonté d’écrivains, parfois, de cesser de faire de la littérature un exercice nombriliste comme l’autofiction, pour affronter l’horreur de l’intérieur, c’est-à-dire en se branchant de manière directe sur la psyché d’êtres humains qui ont échappé à l’humanité commune par leurs actes. On pourra penser récemment au Littell des Bienveillantes mais aussi aux romans de James Ellroy, comme Un tueur sur la route.

 

Allons plus loin : je crois même que si un jour, on peut comprendre quelque chose à qui fut Mohamed Merah, il y aura évidemment besoin de la psychologie, de la sociologie, de l’histoire, de la criminologie, du journalisme d’investigation. Pourtant quelque chose nous échappera, encore et encore. La littérature, qui est tout ce que nous venons de citer plus quelque chose d’autre, de mystérieux, d’innommable (à tous les sens du terme), elle peut répondre à cette interrogation, peut proposer une vérité qui si elle n’est pas la Vérité avec un grand v, a au moins le mérite d’exister quand tous les autres discours se contentent malgré tout de constats ou donnent des explications en rapport avec des grilles préétablies. […]

 

Le problème est que le roman n’est pas moral. Ce n’est pas son affaire. Et c’est à ce titre que Mohamed Merah est un personnage de roman.


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Cela pose néanmoins la question de la responsabilité de l’écrivain. Comme l’écrivait Simone Weil (qui lisait Sophocle aux ouvriers), dans L'enracinement, "La liberté d'opinion" :

 

"De même pour la littérature. Ce serait une solution pour le débat qui s'est élevé récemment au sujet de la morale et de la littérature, et qui a été obscurci par le fait que tous les gens de talent, par solidarité professionnelle, se trouvaient d'un côté, et seulement des imbéciles et des lâches de l'autre.


MAIS LA POSITION DES IMBECILES ET DES LÂCHES N'EN ÉTAIT PAS MOINS DANS UNE LARGE MESURE CONFORME A LA RAISON. Les écrivains ont une manière inadmissible de jouer sur les deux tableaux. Jamais autant qu'à notre époque ils n'ont prétendu au rôle de directeurs de conscience et ne l'ont exercé. En fait, au cours des années qui ont précédé la guerre, personne ne leur a disputé excepté les savants. La place autrefois occupée par des prêtres dans la vie morale du pays était tenue par des physiciens et des romanciers, ce qui suffit à mesurer la valeur de notre progrès. Mais si quelqu'un demandait des comptes aux écrivains sur l'orientation de leur influence, ils se réfugiaient avec indignation derrière le privilège sacré de l'art pour l'art.


Sans aucun doute, par exemple, Gide, a toujours sur que des livres comme Les Nourritures terrestres ou Les Caves du Vatican ont eu une influence sur la conduite pratique de la vie chez des centaines de jeunes gens, et il en a été fier. Il n'y a dès lors aucun motif de mettre de tels livres derrière la barrière intouchable de l'art pour l'art, et d'emprisonner un garçon qui jette quelqu'un hors d'un train en marche. On pourrait tout aussi bien réclamer les privilèges de l'art pour l'art en faveur du crime. Autrefois les surréalistes n'en étaient pas loin. Tout ce que tant d'imbéciles ont répété à satiété sur la responsabilité des écrivains dans notre défaite est, par malheur, certainement vrai.


Si un écrivain, à la faveur de la liberté totale accordée à l'intelligence pure, publie des écrits contraires aux principes de morale reconnus par la loi, et si plus tard il devient de notoriété publique un foyer d'influence, il est facile de lui demander s'il est prêt à faire connaître publiquement que ces écrits n'expriment pas sa position. Dans le cas contraire, il est facile de le punir. S'il ment, il est facile de le déshonorer. De plus, il doit être admis qu'à partir du moment où un écrivain tient une place parmi les influences qui dirigent l'opinion publique, il ne peut pas prétendre à une liberté illimitée. Là aussi, une définition juridique est impossible, mais les faits ne sont pas réellement difficiles à discerner. Il n'y a aucune raison de limiter la souveraineté de la loi au domaine des choses exprimables en formules juridiques, puisque cette souveraineté s'exerce aussi bien par des jugements d'équité."


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En conclusion, je vous invite à lire l'admirable texte de Pierre Jourde répondant à l'éternelle question : à quoi sert la littérature ?


Sylvain Métafiot


Article également disponible sur Forum de Lyon et sur le Gazettarium

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