« Ennui sans fin | Page d'accueil | Cinéma : paye ta place à 15 euros, sale pauvre ! »
mercredi, 27 février 2013
Vice des belles âmes
« Sur quelque préférence, une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien, qu’estimer tout le monde. »
Alceste, acte I, scène I
C’est une légèreté grave qui parcourt Alceste à Bicyclette de Philippe Le Guay. Une comédie dramatique qui alterne les émotions comme les deux acteurs alternent les rôles d’Alceste et de Philinte. Une mise en abyme aussi drôle que mélancolique, taillé sur mesure pour un Fabrice Luchini ivre du texte classique, malicieux et d’une profonde tristesse résignée. Ainsi, Gauthier Valence (Lambert Wilson), acteur star d’un téléfilm ringard, se rend à l’île de Ré pour proposer à son vieil ami Serge Tanneur (Luchini), ancienne gloire du cinéma, de monter Le Misanthrope de Molière. Alternant les deux rôles principaux, les deux acteurs répètent pendant une semaine avant que Serge, hésitant, prenne sa décision.
Que ce soit à bicyclette, autour d’un repas ou en pleine répétition nos deux amoureux de la langue vont se chamailler, se congratuler, s’engueuler, se concurrencer, et rire de bon cœur. Les joutes verbales sont jubilatoires et si l’on excepte la faute (prévisible) de nous servir la ritournelle d’Yves Montand lors d’une balade à la Jules et Jim, le film est un délice d’humour, d’intelligence et de cruauté contenue, avec ce qu’il faut d’antimodernité pour emporter l’adhésion (la scène du portable est, à ce titre, éloquente de justesse).
Tendresse pour les êtres contradictoires
Le film fait tournoyer autour du couple d’amis des personnages qui vont révéler, progressivement, la sensibilité profonde des deux acteurs : un chauffeur de taxi (Stephan Wojtowicz) exaspéré de la vanité boursouflé du héros télé de la ménagère de moins 50 ans ; une jeune actrice porno (Laurie Bordesoules), un peu idiote, renforçant le caractère désabusé de Serge sur le monde actuel (« Une double péné à 8h du matin, c’est pas évident ? Mais à 10h ça passe ») mais capable d’une touchante sensibilité en récitant Molière ; une italienne divorcée (Maya Sansa), enfin, qui va leur faire tourner la tête, insuffler de la joie mais aussi précipiter leur chute.
La belle Francesca va, en effet, être au cœur de la trahison de Gauthier. L’italienne préférant la vedette friquée et sûr d’elle (quoique lustrant son amour propre au marché du village) au vieux ronchon maladroit pourtant véritablement amoureux. « Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour. » (Alceste, acte I, scène I). Feignant l’indifférence à ce coup de poignard dans le dos Serge sait pourtant que la blessure ne saurait guérir. Il accepte finalement le rôle. Il va l’endosser plus tôt que prévu. À moins qu’il ne l’ait toujours incarné.
L’intelligence du texte face à la boursouflure des égos
C’est vêtu comme son personnage de l’époque, que Serge se rend chez Gauthier pour fêter l’accord. D’une beauté et d’une majesté sans fards, en refusant de jouer Philinte, c’est avec calme et fermeté que Serge dévoile simplement la laideur de ces apôtres du Bien, ces altruistes de salon, leur hideuse déférence au Spectacle mondain, ces « haines vigoureuses / Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. » (Alceste, acte I, scène I) Une haine non pas indicible ou effrayante mais bel et bien effroyable a consumée l’amitié des deux hommes.
Au XVIIe siècle, Molière assenait un coup féroce aux mœurs perfides et sucrées de la cour, en 2013 Philippe Le Guay, par l’entremise de Luchini, blâme avec finesse l’hypocrisie et la fausse modestie des gens du spectacle, englués et compromis dans leur paraître existentiel. Marasme désolant du cinéma français et de l’amitié : « Dans ce métier on n’a pas d’amis » dit en substance Serge, trop lucide pour ne pas faire confiance à son vieil ami Gauthier au début de l’intrigue. « Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers. » (Alceste, acte I, scène I)
Amertume douce et amère
Quelque temps plus tard, lors de la représentation de la pièce à Paris, Gauthier bute sur la tirade « haineuse », cherche ses mots, il les a perdus, il a perdu un ami. L’amitié comme l’amour est indicible. Sur son île, Serge, triste mais digne, va s’asseoir sur la plage et « chercher sur la terre, un endroit écarté / Où d’être homme d’honneur, on ait la liberté. » (Alceste, acte V, scène IV)
Sylvain Métafiot
01:30 Publié dans Cinéma | Tags : le misanthrope, molière, fabrice luchini, lambert wilson, alceste, bicyclette, philinte, langue française, beauté, empire du bien, hypocrisie, philippe le guay, île de ré, sylvain métafiot, cinéma, être contradictoires, tristesse, légèreté grave, comédie, dramatique, théâtre, joutes verbales, maya sansa, amour, amitié, egos, moeurs perfidies, paraître existentiel, fausse modestie, digne, plage | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.