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samedi, 14 septembre 2013

Nous autres, enfants de la totalité


Article initialement paru sur RAGEMAG


Si Thomas More a créé l’œuvre utopique archétypale avec Utopia, le Russe Evguéni Ivanovitch Zamiatine peut être considéré comme son pendant contre-utopique avec Nous autres. La première grande contre-utopie du Xxe siècle est un monument de science-fiction politique, l'incarnation d'une nouvelle et radicale dimension romanesque contre le mythe du progrès.


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Retour au livre. Nous sommes au XXXVIème siècle, l’État unique règne sur une société parfaite, celle de la « dernière révolution », une ville monde où ni le plaisir ni la misère n'existent. Au sommet se trouve le Bienfaiteur (numéro d’entre les numéros), sinistre anticipation du stalinisme et caustique analyse de ce que, déjà, en 1920 recèle le système bolchevique. Le grand Guide est ainsi réélu tous les ans à la même date à l’unanimité et impose l’Harmonie à tous ses membres. L’ironie contre-utopique est de mise : là où règnent l’inversion et le faux-semblant, le Bienfaiteur est celui qui élimine les opposants, de la même façon que le « Big Brother » d’Orwell incarne l’espionnage et la répression.


La ville planétaire est entièrement transparente, au sens propre : tous les bâtiments, immeubles, murs, routes, véhicules sont bâtis dans le verre le plus clair. La vie privée est bannie, tout le monde est à la vue de tout le monde. Seuls sont accordés de rares horaires où l’on peut dissimuler sa chambre derrière des rideaux pour la copulation. La transparence ne conduit par à la libération, au triomphe de la vérité et de la sincérité, mais à un enfermement plus étroit, à une surveillance perpétuelle de chacun par tous et à des dissimulations d’un genre inédit. Exit la garantie démocratique, la transparence est purement totalitaire et non libératrice. Sous l’omniprésent contrôle d’inquisiteurs et des Gardiens anonymes les hommes ne peuvent penser et aimer librement.

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De fait, même si un bonheur mécanique et matériel existe, le conformisme a tout laminé : les hommes, constamment surveillés, sont tous semblables. L’individu n’existe pas, relégué à un numéro (D-503 pour le héros, I-330 pour l’héroïne). La société planétaire urbaine est ainsi régie selon des lois mathématiques parfaites : si les noms et prénoms indiquaient un enracinement géographique, historique et familial, spécifique à chacun, irréductible, le numéro, au contraire, intègre celui qu’il désigne dans une série mathématique, sans rien qui le distingue, qui le sépare, des autres unités de la série. La réconciliation absolue se traduit par l’uniformité (dont les uniformes obligatoires, les tâches répétitives et mécaniques quotidiennes sont les aspects les plus visibles) et la disparition du « je » personnel. Le « Mien » est impossible. Seul le « Nous » indifférencié a droit de cité. Fondus en un seul corps aux millions de mains, tous s'orientent selon les « Tables des Heures ». Tous se lèvent et s'abandonnent au sommeil comme un seul numéro, tous portent la cuillère à la bouche et mastiquent la « nourriture naphtée », tous se rendent à la « salle d'exercice de Taylor », et ainsi de suite. Cette dernière activité souligne le fait que, à l’instar de l’uniformisation soviétique, le Taylorisme capitaliste n’a guère eu les faveurs de Zamiatine. En 1916, celui-ci avait déjà écrit un roman, Les Insulaires, dénonçant « les effets anesthésiants de l’industrialisation à outrance » et montrant, en prenant exemple sur le centre industriel de Newcastle, les dégâts de la standardisation des quartiers sur leurs habitants devenant de fait interchangeables. Par ailleurs, Zamiatine, épris d’un primitivisme dans la droite ligne de la tradition russe, du slavophilisme et de l’hostilité à l’Occident bourgeois, ne dénonce pas tant le régime soviétique que la civilisation industrielle.


Une civilisation industriel dont l’Intégral, le vaisseau spatial qu’est chargé de construire D-503 pour conquérir les autres mondes, représente la dimension impérialiste du totalitarisme, à une échelle interplanétaire. Le but ? Instaurer l’État Unique dans tout l’univers, le coloniser dans ses moindres recoins, manipuler le langage au service de la cause, forcer les individus au bonheur : « Une grande date historique est proche : celle où le premier Intégral prendra son vol dans les espaces infinis. Il y a mille ans que nos héroïques ancêtres ont réduit toute la sphère terrestre au pouvoir de l’État unique, un exploit plus glorieux encore nous attend : l'intégration des immensités de l'univers par l'Intégral, formidable appareil électrique en verre et crachant le feu. Il nous appartient de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d'autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l'état sauvage de la liberté. S'ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique exact, notre devoir est de les forcer à être heureux. Mais avant toute arme, nous emploierons celle du Verbe. [...] Vive l’État unique ! Vive les numéros ! Vive le Bienfaiteur ! ».


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Pourtant, Nous autres n'est pas dépourvu d'optimisme. C'est la croyance de l’auteur en d’autres secousses révolutionnaires ultérieures, qui renverseront peut-être l’univers carcéral qu’il décrit, et l’existence, hors des cités de verre du régime, des Méphis. Mais sur le plan individuel, la puissance de la révolte s'exprime par l'amour libre, une passion sexuelle qui sort du cadre imposé. Car c’est une femme, I-330, follement audacieuse, irrationnelle et donc dissidente, qui incarne l'espoir. Une féminité potentiellement libératrice et réfractaire. La lueur présentée par des rebelles irréductibles, malgré la répression qu’ils subissent, est une particularité souvent exprimée par les grands théoriciens de l’anarchisme. Zamiatine semble s’identifier à ces rebelles, en faisant du droit à l’hérésie le vrai moteur de l’histoire et de la liberté. Le salut provient des non-civilisés quand la civilisation est synonyme d’oppression, ou de ceux qui vivent en marge, volontairement démarqués du système.


C'est I-330 qui dénonce la téléologie illusoire de cette société de la « dernière révolution » dans un dialogue avec le narrateur : « Alors, pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n’y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut qu’ils dorment tranquillement la nuit… ». Réveillons-nous.


Sylvain Métafiot


"Nous autres, enfants de la totalité", article publié sur RAGEMAG, 09/08/2013, URL : http://ragemag.fr/science-fiction-guide-sf-livre-roman-je...

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