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mercredi, 16 octobre 2013
Huis clos, le cinéma sans issue de secours
Article initialement paru sur RAGEMAG
Foin des grands espaces fordiens, des voyages intersidéraux ou des fresques historiques. L'humanité crue se dévoile parfois dans une cellule de six mètres carrés, en présence d'autres compagnons d'infortune, sans échappatoire. S'adaptant aux différents genres, le huis clos en tant que dispositif narratif et scénique confronte impitoyablement l'homme avec ses congénères et, pire, avec lui-même. Un carburant inflammable de situations souvent explosives ingénieusement employé par Hitchcock, Lumet, Friedkin ou Polanski. Craquons une allumette.
D'emblée, passons rapidement sur le lieu commun sartrien « L'enfer c'est les autres », issu de la pièce de théâtre Huis Clos. Dans celle-ci trois personnages se retrouvent après leur mort dans une chambre d’hôtel (l’enfer). Être mort c’est être réduit à l’ensemble de ce que l’on sait sans rien pouvoir y changer. Ce vieux grigou de Sartre ne dénonçait donc pas l’insupportable présence des autres : « Les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. » La célèbre phrase signifie que la mémoire des vivants est la seule qui persiste au-delà des morts : être mort, c’est devoir incorporer le jugement des vivants, c’est ne plus pouvoir donner un autre sens à ce que l’on a dit, fait, été.
Une adaptation de la pièce a bien été réalisée par Jacqueline Audry en 1954 mais ne respecte pas l'unité de lieu et ne présente pas un grand intérêt, contrairement aux films qui vont suivre. Si enfer il doit y avoir on songera davantage à la chambre d'hôtel poisseuse de Barton Fink (1991) des frères Coen ou à l'appartement de Carnage (2011) de Polanski sur lequel nous reviendrons.
Justice for All
Genre fondamental, d’où provient le terme, les films mettant en scène la justice sont idéalement propices aux huis clos fiévreux. Sans surprise, la plupart des grands films mettant en scène la justice en action sont américains. Les hommes de loi, qu’ils soient juges, avocats ou policiers, fascinent l’Amérique, et provoquent plutôt les railleries en France.
Presque isolé, Raymond Depardon, avec le documentaire 10e chambre, instants d’audience (2004), donne à voir le fonctionnement brut et sans fards de la justice française, le regard fixé sur la 10e chambre du tribunal correctionnel de Paris. L’unité de temps et de lieu permet de cerner au plus près le quotidien des justiciables : drames, absurdités, drôleries se succèdent à la barre sans transition. Mais, contrairement à nous autres Frenchies, les Américains ont le génie de créer des personnages de loi aussi charismatiques que des super-héros (cf. l’article de Claire Mizrahi).
Qui mieux que Sidney Lumet a su filmer les rouages de la justice américaine ? Parmi ses huis clos, on pourrait citer Le Crime de l’Orient-Express (1974) et Un Après-midi de chien (1975), mais celui qui nous intéressera ici est son premier chef-d’œuvre, Douze hommes en colère (1957), qui s’immisce dans l’étouffante salle de délibération d’un jury devant statuer sur le cas d’un jeune homme accusé de meurtre sur son père. Vont-ils le condamner à mort ? Tous sont persuadés de sa culpabilité. Tous sauf un, le juré n°8 (Henry Fonda), simple citoyen tenacement en prise au doute, l’empêchant d’envoyer le gamin à la mort. Semant ce doute au sein des jurés, passablement énervés de devoir revivre le procès à huis clos et pressés de rentrer chez eux, la tension palpable se transforme en suspense sur l’issue du verdict que donneront les jurés. Toute l’intelligence du film tient à cette volonté farouche, démocratique, d’opposer un doute raisonnable aux préjugés expéditifs quand la vie d’un homme est en jeu. Ici, la pièce n’est pas verrouillée physiquement mais mentalement : les jurés ne pourront sortir qu’une fois unanimement d’accord. C’est le degré de volonté à faire émerger la vérité qui leur permettra de se libérer de cette étuve.
En parlant de suspense, impossible de ne pas évoquer Lifeboat (1944), La Corde (1948),Une femme disparaît (1938) et Fenêtre sur cour (1954), tous du maître Alfred Hitchcock, huis clos aussi inventifs que redoutables. Que ce soit à bord d’un canot de sauvetage, d’un train bloqué par la neige, à l’intérieur d’un appartement cossu ou dans la cour intérieure d’un immeuble, Hitchcock maîtrise l’espace à la perfection, jouant des procédés techniques et dramatiques permettant de créer des situations aussi complexes que tendues.
Par exemple, La Corde se déroule exclusivement dans un appartement où un meurtre de sang froid a été commis par deux étudiants de New-York. Découpé en une dizaine de plans séquence reliés par des fondus enchaînés, l’histoire prend un tour macabre lorsque les deux assassins décident d’inviter des amis à dîner sur le lieu du crime, le cadavre de la victime demeurant dans un coffre au beau milieu du salon. Le suspense réside dans les gestes et paroles des personnages sur le point de découvrir l’horrible vérité, à savoir que deux jeunes gens convaincus de leur supériorité intellectuelle ont assassiné un de leurs camarades car ils le trouvaient trop faible, croyant appliquer à la lettre les enseignements de leur professeur Rupert Cadell (James Stewart), lui-même invité à la soirée.
…and Kill ‘Em All
Certes, demeurer dans un espace clos peut favoriser la surchauffe cérébrale (ou la grosse galéjade débile : Le Dîner de cons (1998) de Francis Veber, Le Prénom (2012) d’Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte). Mais c’est à un véritable casse-tête aux multiples ramifications manipulatrices que nous confronte Snake Eyes (1998), de Brian De Palma, ou quand nos yeux nous mentent et nous empêchent de reconstituer la vérité morcelée.
Souvenez-vous également de The Man from Earth, où de révélations en révélations, les différents protagonistes ne peuvent quitter le chalet sans connaître le fin mot de l’incroyable histoire révélée par John Oldman. Une sorte de brainstorming réunissant d’éminents professeurs d’université cherchant la vérité sur leur ami. Mais la rationalité n’est pourtant pas de taille face à certains mystères métaphysiques, même dans la réunion d’intelligences supérieures. Et puis, quand on parle de huis clos, on pense plus à un étripage chaotique qu’à un cours magistral. La promiscuité favorise la violence. Difficile de supporter son prochain de trop près et trop longtemps. Paradoxalement, l’être humain a besoin d’air et d’un peu de solitude pour faire preuve d’empathie. Sinon, ça dégénère en baston.
Des insupportables gamins de The We and the I (2012), de Michel Gondry, qui se délestent de leur cruauté et de leur bêtise à mesure que le bus se vide ; à l’étouffant hangar de Reservoir Dogs (1992), de Quentin Tarantino, où les gangsters tentent de reconstituer ce qui a merdé dans le braquage en s’accusant les uns les autres jusqu’à finir dans un bain de sang ; ou encore le final hallucinant et malsain de Killer Joe(2012), de William Friedkin, au sein d’une famille d’affreux, sales et méchants, force est de constater que les lieux confinés rendent dingue, poussant les protagonistes, au mieux à la prise de tête carabinée, au pire au combat rapproché façon « je t’arrache l’œil avec mes dents ».
À ce petit jeu de massacre, Roman Polanski est un orfèvre. Outre les œuvres « d’appartements diaboliques » dont nous avons déjà parlé dans un précédent article, deux films permettent d’illustrer le déchaînement des passions en espace clôt dans un style réaliste. En premier lieu, La Jeune fille et la mort (1994), racontant la vengeance de Paulina Escobar (Sigourney Weaver). Victime de torture et de viol dans sa jeunesse au sein d’une dictature d’Amérique du sud, Paulina séquestre un de ses anciens bourreaux (Ben Kingsley) au cours d’une nuit d’une tension inouïe. Polanski fait montre d’une grande maîtrise de la mise en scène, privilégiant les marges formelles (arrière-plan, hors-champ, absence) pour accentuer l’angoisse, et pose de façon intelligente les questions de persécution, de traumatisme, de pardon et de folie qui traversent le sentiment de vengeance. « À quel moment bascule-t-on dans l’irréparable ? », semble se demander le cinéaste en nous fixant droit dans les yeux.
Carnage ensuite, adaptation truculente de la pièce Le Dieu du carnage de Yasmina Reza, et magnifique illustration des réflexes sauvages craquelant le vernis civilisé des gens bien éduqués. On notera, au passage, que le théâtre, huis clos par excellence, est un formidable pourvoyeur cinématographique d’affrontements psychologiques en espace réduit : Tape(2001), de Richard Linklater, adapté d’une pièce de Stephen Belber ; La Corde d’Hitchcock, basé sur la pièce de Patrick Hamilton ; Huit Femmes (2002) de François Ozon, issu d’une pièce de Robert Thomas ; Bug (2006) de William Friedkin, adaptation d’une pièce de Tracy Letts, etc. Mais revenons à notre Carnage.
Quand deux couples de parents bien propres sur eux se rencontrent pour régler un différent à l’amiable, l’affrontement prend vite le pas sur l’amabilité. Une malédiction semble peser sur cette rencontre : contretemps et incidents empêchent les quatre personnages de se séparer et, contraints de demeurer ensemble, ils se livrent à un petit carnage ménager aussi grinçant que jouissif. À travers ce dispositif simple mais efficace, Polanski fait voler en éclat les schémas traditionnels de communauté et de famille en opposant successivement chacun des personnages aux trois autres, dévoilant, de façon très pessimiste, l’absurdité de leur rencontre et de leur vie commune de couples.
L’impossibilité de quitter l’appartement opère comme un exutoire rageur des sentiments les plus enfouis. Les principes, la morale et les bonnes manières volent en éclats. Comme une envie de cracher à la gueule du monde moderne son hypocrisie humaniste et bien-pensante. De vomir sur cette culture bourgeoise pratiquant l’auto-masturbation dans les galeries contemporaines (on connaît le sort réservé à l’art contemporain par Yasmina Reza, depuis sa pièce « Art » en 1994). C’est aussi l’impossibilité de se soustraire au regard des autres, de vivre en fonction d’eux, alors qu’il n’y a rien à attendre de la société des hommes aujourd’hui.
D’autant plus que ce sont les femmes qui mènent parfois la danse, à l’instar des Huit Femmes de François Ozon, bloquées dans une grande bâtisse où un meurtre vient d’être commis, la veille de Noël (Agatha Christie rode encore une fois). Les chansons se mêlent aux soupçons, jusqu’au dévoilement final et de conclure assez tristement qu’« il n’y a pas d’amour heureux ». Le bonheur d’être aimé n’est pas non plus le lot des filles de L’Apollonide (2011) de Bertrand Bonello, sublime et violente plongée dans une maison close du début du siècle. Un huis clos de stupre et de luxure qu’une fugace partie de campagne vient alléger, laissant respirer l’esprit de ces jeunes femmes retenues prisonnières, à la merci des désirs de ces messieurs les bourgeois. Malgré le luxe de la maison, ses fastes, son champagne, sa tiédeur calme et confortable, le tragique bouillonne et la violence vire au glauque. L’enfermement est ici destructeur de toute volonté, de tout espoir, de tout amour.
Mais même tout cela peut encore dégénérer d’un cran.
Master of horror
Le déchaînement des passions peut parfois se changer en violence bestiale. C’est là que nous basculons dans un genre délicieusement adapté au huis clos : le thriller horrifique. Quoi de plus flippant que d’être bloqué dans un manoir infesté d’esprits taquins et de tueurs psychopathes ? Peut-être de se barricader dans sa propre Panic Room (David Fincher, 2002) afin d’échapper à des cambrioleurs et de renverser inconsciemment le lieu censé garantir la sécurité en une prison domestique. Ou d’être enterré vivant dans un cercueil au beau milieu de l’Irak, comme dans Buried (2010) de Rodrigo Cortès. Et peut-être de se voir envahi par de minuscules insectes qui nous rongent de l’intérieur, ainsi que dans Bug de William Friedkin, chef-d’œuvre méconnu du film de genre, transpirant d’une paranoïa au degré jamais atteint.
Le film dresse le symptôme paranoïaque, et très contemporain, de la peur panique du monde extérieur, fruit de toutes les menaces possibles et imaginables. Contrairement pétaradant mais non moins génialAssault on Precinct 13 (1976), de John Carpenter, ici la menace extérieure prend la forme d’une invasion silencieuse et indétectable, nous réduisant à néant durant notre sommeil. Rarement un film aura su retranscrire aussi intelligemment la phobie, des Occidentaux en général et des Américains en particulier, envers le monde extérieur et le repli sur soi. Mais la peur de l’autre peut être autrement plus palpable…
À la fatigante et puérile saga Saw, préférons celle d’Alien qui, notamment pour le premier et le troisième films, confronte Ripley à l’une, et une seule !, de ces sales bêtes venues du fin fond de l’espace. De fait, le mécanisme de la peur fonctionne bien mieux que dans les opus où les personnages font face à une véritable meute de monstres. Se sachant démunis et seuls dans un face-à-face avec l’intrus, la tension n’en est que plus vive. Le Nostromo devient un piège terrifiant dont il ne suffit pas d’ouvrir la porte pour s’enfuir (tout comme la base lunaire de Moon (2009), de Ducan Jones, retient prisonnier « l’immortel » salarié de l’entreprise Lunar, porté à bout de bras par un Sam Rockwell impressionnant ; ou la base minière de Io, une des lunes de Jupiter, dans Outland (1981), de Peter Hyams. Impossible de s’échapper, il faut donc détruire le huitième passager, l’autre, cette chose qui naît en nous et nous dévore. Le vivre-ensemble ? On le passe au lance-flammes !
On l’aura compris, difficile de cohabiter sans l’avoir souhaité. Ce ne sont pas les personnages de Résolution (2013), de Justin Benson et Aaron Moorhead, ni ceux de Cube(1997), de Vincenzo Natali, qui affirmeront le contraire. Ce dernier, petit bijou d’horreur SF, diablement intelligent malgré de très petits moyens, met en scène plusieurs personnages emprisonnés dans un cube sans savoir pourquoi ni comment. Résolus à s’échapper de cette prison futuriste, ils vont se rendre compte que le cube fait partie d’un ensemble beaucoup plus grand, un immense labyrinthe cubique dont nul ne sait qui l’a construit, où il se trouve ni quelle est sa fonction. Bourré de questions qui demeureront, heureusement, sans réponses (forcément décevantes), le groupe échoué découvre rapidement que certaines pièces sont piégées et ne laissent pas ressortir leurs occupants vivants. L’angoisse claustrophobique se double alors d’une frayeur de l’évasion : chaque pas pouvant être le dernier, il convient de réfléchir à deux fois avant d’avancer sans discernement.
L’obsession de l’enfermement était déjà présente dans un des précédents courts-métrages de Natali, Elevated (1996), dans lequel un petit groupe d’individus demeurait cloîtré dans un ascenseur afin de fuir une menace extérieure. Mais dans Cube, la terreur est décuplée car l’instinct de survie est à son acmé et prêt à imploser en raison des rivalités individuelles, alors que la solution de l’énigme est collective.
Au-delà de la violence extrême des pièges, Natali renverse le schéma logique des codes du genre : les personnages ne collent pas avec leurs professions respectives et les couleurs des salles perturbent les habitudes représentatives qu’on leur accole généralement. Faut-il renverser l’ordre pour accéder à une forme de compréhension ? Poussons l’interprétation au-delà du jeu sadique : parcourant les étapes de sa vie comme des pièces identiques, l’homme n’espère-t-il pas se libérer de cette monotonie quotidienne pour accéder à la conscience supérieure de son individualité ?
Au lieu d’intervertir un cube (un système) par un autre, ne faut-il pas s’extraire de tous les cubes interchangeables (le système et sa critique autorisée) pour devenir véritablement libre ? Rien ne sert de courir en rond si l’on ne trouve pas la porte cachée dans la forêt permettant de nous évader, n’est-ce pas M. Carax ?
Boîte noire
- Douze hommes en colère, de Sidney Lumet, film complet en cinq parties ;
- Panic Room, de David Fincher, film complet en plusieurs parties ;
- des extraits d’interviews d’Alfred Hitchcock ;
- sur RAGEMAG, Justice à l’écran : soyez moins con le jour de votre arrestation, par Claire Mizrahi.
Sylvain Métafiot
02:48 Publié dans Cinéma | Tags : assault, barton fink, bertrand bonello, brian de palma, cinema, claire simon, claustrophobie, cube, douze hommes en colère, étouffement, françois ozon, frères coen, huis clos, huit femmes, john carpenter, justice, l'apollonide, l'enfer c'est les autres, la corde, labyrinthe, le crime de l'orient-express, le diner de cons, le prénom, leos carax, lifeboat, mise en scène, panic room, raymond depardon, roman polanski, snake eyes, the man from earth, thriller, une femme disparaît, vincenzo natali, violence, ragemag, sylvain métafiot, cinéma | Lien permanent | Commentaires (0)
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