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mardi, 03 juin 2014
Sarra Grira : « La nuance est nécessaire pour refléter la complexité des situations des révolutions arabes »
Journaliste depuis trois ans sur le site Les Observateurs de France 24, Sarra Grira travaille à partir d'images, de vidéos et de photos amateurs afin de réaliser des articles, en français et en arabe, sur le Maghreb et le Moyen-Orient. Ce travail lui permet de réaliser, notamment, une émission hebdomadaire présenté en arabe. Par ailleurs, doctorante à l'université Paris III Sorbonne nouvelle, elle effectue une thèse sur l'autobiographie et la fiction dans la littérature engagée (Albert Camus, Malraux, Nizan, etc.). État des lieux du journalisme au sortir des révolutions arabes.
Comment s'élabore votre travail de journaliste dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient ? Avez-vous réalisé des reportages en Tunisie ou/et Égypte ?
Nous avons fait un reportage à Beyrouth, au Liban. Mais nous sommes principalement axé sur des sessions de formation de blogueurs, de part la vocation de notre site qui est de travailler avec des journalistes citoyens, des blogueurs, des photographes amateurs, etc. À l'occasion des élections en Tunisie et en Égypte, nous avions monté un site temporaire qui couvrait lesdites élections. En juillet 2012, Le Nouvel Observateur et RFI nous avaient contacté pour reproduire le même modèle de formation en Libye du fait de la force de la société civile dans ce pays. Nous avons donc crée une plate-forme agrégative qui rassemble plusieurs blogs. Nos formations s'axent sur l'écriture web, le montage vidéo.
Le but est d'initier ces jeunes au web journalisme. J'avais participé à deux sessions, en juillet et en octobre 2012, et nous allons repartir en décembre prochain.
Dans quelles conditions travaillent les journalistes (amateurs ou professionnels) dans ces pays ?
Les conditions sont très différentes d'un pays à l'autre. En Tunisie, notre atelier de formation, s'est tenu au siège de RSF (Reporters Sans Frontières). C'est le premier bureau ouvert en Tunisie, donc le symbole est fort. La Libye fut un terrain vierge. C'est un pays où il n'y avait quasiment pas de journalistes mais tout le monde se prétendait journaliste alors que les gens avaient un autre travail à côté (étudiant, employé, etc.). Ce que l'on avait remarqué, durant ces séances de formation, c'est qu'ils ne faisaient pas la différence entre des articles et des éditoriaux. Ils ne comprenaient pas la différence entre les articles de faits et les articles d'opinion : entre « voilà ce qui s'est passé » et « voilà ce que j'en pense ». Cela découle notamment d'une certaine culture du journalisme dans le monde arabe. Un des premiers médias d'information ce fut Al-Jazira, en 1995/1996, et il fut un modèle pour toute une génération même s'il devint plus controversé par la suite. Tout le monde se prend donc pour un analyste politique, à la manière des éditorialistes de la télévision.
À ce propos, le journalisme dans le monde arabe est-il majoritairement de fait ou plutôt d'opinion ?
Les deux existent mais cela dépend des pays et des sujets. Avant on s'en tenait principalement aux faits divers. Désormais, c'est l'opinion qui domine le monde des médias.
En ce moment, en Tunisie, on assiste à un essor de la presse éditoriale. Derrière la description des faits, on va donner son opinion. Les journalistes les plus en vue en Tunisie sont des éditorialistes, ce qui est assez extraordinaire. Il n'existe pas de grands reporters, si l'on veut faire une comparaison avec la France. Il y a davantage des journalistes comme Bernard Guetta, Laurent Joffrin, Thomas Legrand, etc. La situation est la même en Égypte : médias privés ou publics, on reste dans l'opinion. On est passé d'un extrême (les faits divers sans analyse) à un autre (l'opinion sans reportage).
La libération de la presse, désormais moins contrôlé, a favorisé l'émergence de cette presse d'opinion ?
Avant les révolutions arabes, soit on se concentrait sur les faits divers, soit on reprenait les dépêches des agence de presse (Reuters, AFP, etc.). Maintenant, l'opinion journalistique s'apparente à du lynchage médiatique. Par exemple, en regardant un reportage dans un village perdu en Tunisie, je me suis rendue compte que les journalistes n'avaient effectué qu'un micro-trottoir et des plans d'illustrations. Ainsi, à des villageois qui affirment vivre dans la misère, on leur pose des questions très dirigées. Il n'y a aucun subtilité et intelligence du reportage. On pourrait réaliser des séquences en suivant des villageois du matin jusqu'au soir pour comprendre leurs quotidien.
Rappelons que nous avons vécu [Sarra Grira est d'origine tunisienne] durant des années sous des régimes qui ont complètement miné l'enseignement, notamment l'enseignement journalistique. Il n'y a eu aucune formation. C'est une période d'apprentissage qui concerne également les journalistes reconnus, les plus médiatisés, car ils ne sont pas issus d'une formation journalistique. Même si ladite formation n'est pas non plus indispensable, cela en dit long sur l'état de ces pays.
On peut être compétent sans avoir fait d'école de journalisme. Ce que l'on apprend sur le terrain est beaucoup plus riche que les enseignements de l'école. Durant des années, la formation journalistique dans ces pays n'était pas crédible.
Les révolutions arabes ont donc fait émerger une nouvelle génération de jeunes journalistes qui, sans avoir de formation journalistique, ont appris le métier sur le terrain ?
Exactement. Certains s'en sont très bien sortis. Le contact avec le terrain a fait de certains des journalistes qui s'en tiennent aux faits, qui « y vont », qui n'ont pas peur d'aller chercher l'information. D'autres vont user de la liberté d'expression récemment acquise pour développer une presse d'opinion.
Quels liens entretiennent les journalistes avec les autorités des pays où ils travaillent ? Et avec les opposants politiques respectifs de ces pays ?
Certains journalistes étaient assez marginalisés et aujourd'hui ils ont trouvé leur place. D'autres ont réussi à se « recycler » dans le paysage médiatique. Enfin, il y a de nouveaux visages, jeunes, qui ont émergé, ce qui permet de rafraîchir le paysage médiatique. Plus surprenant, des journalistes sportifs ce sont transformés, du jour au lendemain, en journalistes politiques. De fait, on se retrouve avec des émissions de débat qui n'en sont pas vraiment, ressemblant davantage aux discussions du café du commerce.
Concernant la Tunisie et l’Égypte on est passé d'un gouvernement de transition à un gouvernement démocratiquement élu, islamiste dans les deux cas (ce qui est toujours le cas en Tunisie et non en Égypte). De fait, il y a une différence entre la télé publique et la télé privé. Cette dernière peut se permettre d'être plus virulente face au gouvernement en place. C'est particulièrement le cas en Tunisie : une chaîne comme Nessma TV est très hostile aux islamistes, ce qui ne l’empêche pas de proférer des stupidités aberrantes. En Égypte, il y avait des chaînes pro-islamistes et d'autres anti-islamistes qui se rangent désormais du coté du pouvoir des militaires. Par exemple, une chaîne privé comme CBS a un discours très virulent contre les islamistes, même durant la période où ils se faisaient massacrer place al-Adawiya. On reste dans l'appartenance idéologique, il y a une réelle difficulté à faire la part des choses.
En France, on sait à peu près que tel journaliste est plutôt proche de la droite ou de la gauche et qu'il y a une certaine mixité politique au sein des rédactions, que se soit dans un média privé ou public. Au Maghreb et au Moyen-orient c'est moins subtil, les lignes éditoriales sont très tranchées : soit le journal est pro-gouvernement soit il est anti-gouvernement. Ce qui en résulte ce sont des rapports parfois très tendus avec le pouvoir : certains journalistes ont été arrêtés, d'autres sont passés devant les juges. À l'inverse, ceux qui sont proches du régime vont bénéficier de certains privilèges. Il y a également des problèmes de censure, d'investissement, de budget, etc.
En Tunisie, une sorte de CSA (Conseil Supérieur de l'Audiovisuel) vient de voir le jour, après une très longue mise en place à cause des tensions entre le pouvoir et les journalistes. Le terrain reste très tendus et en déséquilibre. Il y a donc une bataille à mener sur les deux fronts : la formation de base et le reportage de terrain. En Tunisie, le JT de la chaîne nationale dure une heure, c'est énorme, c'est beaucoup d'argent dépensé, la hiérarchisation de l'information est aberrante et incohérente. Il y a beaucoup de travail.
Les journalistes sont-ils en sécurité en Tunisie et en Égypte ? Sont-ils victimes de harcèlements moraux et/ou physiques ?
Physiquement, pas de manière spécifique. En Égypte, par exemple, le harcèlement sexuel touche tout le monde, pas les journalistes en particulier. 90 % des Égyptiennes affirment avoir été harcelé au moins une fois dans leur vie.
D'un point de vue politique c'est plus compliqué. Sous le régime de Mohammed Morsi, plusieurs journalistes ont été déférés devant la justice, notamment un de nos journaliste. Les pressions sont là parce que l'apprentissage du métier et de sa déontologie doit se faire de la part des journalistes mais aussi des autorités. Il y a une expression qui est très courante en Tunisie de la part du pouvoir : « Les médias de la honte ». Si le pouvoir est critiqué c'est de la désinformation, les journalistes feraient mal leur travail. Le problème c'est que ce n'est pas aux politiques de dire si les journalistes font bien ou mal leur job, mais à une instance indépendante.
L’Égypte et la Tunisie sont des pays où résident des intellectuels, des gens qui ont été formés à l'étranger et revenus pour construire quelque chose. On peut donc faire confiance à certaines personnes pour impulser une nouvelle énergie à ces pays. Pourquoi ne laisse-t-on pas le champs libre à ces intellectuels ? En Tunisie il y a eu des nominations très controversées... La responsabilité est vraiment partagée entre le pouvoir politique et les professionnels du métier.
Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique du Printemps arabe de la part des médias français ?
Le problème avec le Printemps arabe est qu'on a commencé à en parler en 2011 et il a beaucoup évolué en deux ans. C'est très variable selon les pays. Les problèmes internationaux doivent être expliqués au citoyen lambda donc on cherche une certaine forme de simplification mais il ne faut être simpliste. Malheureusement, on tombe parfois dans le simplisme à tel point que cela en devient manichéen.
En octobre 2011 j'étais à Tunis, lors des élections, je suis rentrée à Paris une semaine plus tard et quand je voyait la façon dont on parlait de la Tunisie dans la presse française on croyait que c'était Kaboul. Ennahdha est un parti islamiste mais ce ne sont pas les talibans non plus. Il faut nuancer et relativiser.
Les journalistes français sont pourtant encore en place en Tunisie pour enquêter directement sur le terrain.
Malgré ça, ils manquent parfois de nuance. Par exemple, il y a eu toute une polémique sur le numéro d'Envoyé Spécial sur le Tunisie qui était extrêmement caricatural. Il y a eu une certaine forme d'orientalisme, d'exotisme à travers ce Printemps arabe qui est une dénomination occidentale. Pour la Tunisie on a parlé de la Révolution de jasmin alors que les Tunisiens parlaient de Révolution de la dignité. De fait, on est passé de l'idéalisation et de l'engouement à l'hiver islamiste. Là aussi il faut se calmer. Jusqu'à une certaine période ce n'était pas si dramatique que cela.
Par ailleurs, on exclu souvent du débat les autres forces politiques comme s'il n'y avait que un ou deux partis politiques dignes de traitement médiatique.
J'écoutais récemment une émission sur France Inter où l'on parlait de « partis laïc ». Mais il n'y a aucun parti laïc en Tunisie. Même l'extrême-gauche tunisienne n'est pas laïque. Aucun parti n'a remis en question l'article 1 de la constitution qui affirme que la religion musulmane est la religion officielle de la République tunisienne. L'engouement autour du discours de Moncef Marzouki à l'Assemblée Nationale, parce que c'est « monsieur laïc » était assez risible.
Je suis également choquée de voir que sur certains plateaux on continue à inviter des gens comme Serge Moati, Antoine Sfeir, etc. pour parler d'une révolution à laquelle ils sont complètement étrangers. Voire qu'ils ne souhaitait pas car il était très proche du régime de ben-Ali et redoutait le « spectre islamiste ». La nuance est donc nécessaire pour refléter la complexité des situations. On peut arriver à être pédagogique et compréhensible sans être simpliste et tomber dans la facilité.
C'est cela l'objectif des médias arabes émergents : rendre-compte, à long terme, de la complexité des situations dans leur propre pays, sans démagogie ?
Je ne pense pas qu'ils soient vraiment tournés vers le monde, même si cela devrait être la tâche de tout journaliste. Ces pays sont en pleine crise (politique, social, etc.) et il est difficile de se projeter. On ne sait pas quel système politique l'on aura par la suite. Pour rester optimiste, ce cafouillage reflète une certaine liberté d'expression qui a été gagnée et qui continue, d'une manière ou d'une autre, à être exercée, même si cela se fait de manière amateur. Les gens continuent à s'insurger, à s'indigner parce qu'un journaliste a été arrêté ou est passé devant le juge. Il faut continuer à faire des efforts. C'est un cercle où tout est lié : les médias sont liés au système politique, au système éducatif, à la conscience sociale, à l'économie, etc. Mais tant qu'il y a un élan de curiosité suivi d'un élan d'indignation on peut toujours espérer une amélioration des conditions de travail des journalistes.
Sylvain Métafiot
14:34 Publié dans Actualité | Tags : sarra grira, sylvain métafiot, égypte, tunisie, simplification, exotisme, envoyé spécial, révolutions, interview, complexité, arabe, médias, maghreb, moyen-orient, france 24, les observateurs, journalistes, liban, blogs, rfi, rsf, violence, viols, presse d'opinion, faits, jeunes journalistes, islamistes, nessma tv, idéologie, ennahdha, moncef marzouki, débats, médiatique | Lien permanent | Commentaires (0)
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