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dimanche, 19 octobre 2014
Festival Lumière 2014 : l'effroi, la cloche et la révolution
La poésie macabre des Yeux sans visage (1959) de Georges Franju et la décrépitude sans larmes du CNP des Terreaux.
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Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (1984) où la comédie sociale à l'italienne de Pedro Almodovar dans laquelle Carmen Maura se révèle le double espagnole de Maria Magnani : combative, belle, émouvante.
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Alan Parker, le franc-tireur (2014), de Christophe d'Yvoire, Jean-Pierre Lavoignat et Nicolas Marki
Documentaire sympathique mais convenu qui retrace, de façon chronologique, sa filmographie des années 80 (la meilleure) en 58 minutes, ponctué d’anecdotes savoureuses (le blocage d’une rue à New-York lors du tournage de Fame, la peur qu’inspirait Roger Waters sur celui de The Wall, la rivalité teintée d’admiration entre Mickey Rourke et Robert De Niro lors d’Angel Heart, l’anoblissement par la reine d’Angleterre et le reproche de Ken Loach) et d’affirmations stupéfiantes : le cinéma américain n’aurait pas une tradition de films politiques car « cela ne rapporte rien » ? Et Mr. Smith au Sénat, Les Hommes du Président, Dr Folamour, Les Temps modernes, Les Trois jours du Condor, JFK, Tempête à Washington, Un crime dans la tête, The West Wing, Malcom X ?
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« N'achète pas du pain, achète de la dynamite ! »
Immense Gian Maria Volontè, alias El Chuncho, de Damiano Damiani (1966) : la liberté ou la mort, la révolution et la vie !
(On notera, comme à l'accoutumée, que les films les plus intéressants attirent moins de monde que les séances « people » pourvues d'un invité de marque : la différence d'affluence entre le documentaire sur Alan Parker et El Chuncho en est l'exemple type.)
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La surréaliste et désopilante Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955) de Luis Buñuel, celle d'un homme névrosé par ses désirs de mort et de sexe mais impuissant dans les deux cas.
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L'homme de la rue (Meet John Doe) (1946) de Frank Capra : Gary Cooper face aux vautours des médias, de la politique et de l'argent. Critique implacable de la corruption et du mensonge de la machinerie américaine qui n'exclut pas, comme toujours chez Capra, un espoir final.
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Le silence du regard et la tendresse d'une rencontre lors d'Une journée particulière (1979), d'Ettore Scola, face au bruit et à l'ordre omniprésent du fascisme.
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Nuit blanche, terreur noire et écran rouge : la nuit Alien à la halle Tony Garnier.
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Enfin, l'immense Andreï Roublev (1966) de Tarkovski dont – magie de la correspondance hasardeuse – la plus belle description de la dernière partie (La Cloche) fut écrite par Roberto Bolaño, dans la nouvelle Jours de 1978 (issue du recueil Des putains meurtrières), lu quelques mois auparavant :
« Dans son souvenir, ce film est marqué au fer rouge. Aujourd'hui encore il s'en souvient dans les plus petits détails. À cette époque là, il venait de le voir, et son récit dut être donc, pour le moins vivant. Le film raconte l'histoire d'un moine peintre d'icônes dans la Russie médiévale. À travers les paroles de B défilent les seigneurs féodaux, les popes, les paysans, les églises brûlées, les envies et l'ignorance, les fêtes et un fleuve dans la nuit, les doutes et le temps, la certitude de l'art, le sang qui est irrémédiable. Trois personnages apparaissent comme figures centrales, si ce n'est dans le film, du moins dans la narration que fait du film russe ce Chilien dans une maison de Chiliens, en face du fauteuil d'un Chilien qui a raté son suicide, au cours d'une douce soirée de printemps à Barcelone : le premier personnage est le moine peintre ; le deuxième personnage est un poète satirique, en réalité une sorte de beatnik, un goliard, un type misérable et plutôt ignorant, un bouffon, un Villon perdu dans les immensités de Russie que le moine, sans le vouloir, fait arrêter par les soldats ; le troisième personnage est un adolescent, le fils d'un fondeur de cloches, qui après une épidémie affirme avoir hérité des secrets paternels dans cet art difficile. Le moine est un artiste intégral, et intègre. Le poète vagabond est un bouffon, mais sur son visage se concentrent toute la fragilité et la douleur du monde. L'adolescent fondeur de cloches est Rimbaud, c'est-à-dire l'orphelin.
La fin du film, étirée comme une naissance, a pour sujet le processus de la fonte de la cloche. Le seigneur féodal veut une nouvelle cloche, mais une épidémie a décimé la population et le fondeur est mort. Les hommes du seigneur féodal vont le chercher, mais ne trouvent qu'une maison en ruine et l'unique survivant, son fils. L'adolescent essaie de les convaincre qu'il sait comment on fait une cloche. Après quelques moments de doute, les sbires du seigneur l'emmènent avec eux, non sans l'avertir auparavant qu'il paiera de sa vie si la cloche est défectueuse.
Le moine, qui a volontairement cessé de peindre et qui s'est imposé un vœu de silence, passe de temps à autre à travers le champ où les travailleurs travaillent à la cloche. Quelque fois l'adolescent le voit et se moque de lui (l'adolescent se moque de tout). Il lui pose des questions auxquelles le moine ne répond pas. Il rit de lui. Dans les environs de la ville fortifiée, en même temps que le labeur de fonte de la cloche avance, une sorte de pèlerinage populaire va croissant à l'ombre des échafaudages où l'on travaille. Un après-midi, alors qu'il passe par là en compagnie d'autres moines, le moine peintre s'arrête pour écouter un poète, qui se trouve être le beatnik qui avait été jeté en prison, par sa faute, il y a de nombreuses années. Le poète le reconnaît et lui reproche son action passée, et lui raconte, avec des mots brutaux et des mots enfantins, les épreuves qu'il a traversées, lui dit combien proche, chaque jour, il a été de la mort. Le moine, fidèle à son vœu de silence, ne lui répond pas, même si on se rend compte par la manière qu'il a de regarder qu'il assume tout, ce dont il est responsable et ce dont il ne l'est pas, et qu'il lui demande pardon. Les gens regardent le poète et le moine, et ne comprennent rien, mais demande au poète de continuer à leur raconter des histoires, de laisser le moine en paix et de continuer à les faire rire. Le poète pleure, mais quand il revient à son auditoire, il retrouve sa bonne humeur.
Et les jours passent ainsi. Parfois le seigneur féodal et ses nobles s'approchent de la fonderie improvisée pour voir les travaux de la cloche. Ils ne parlent pas avec l'adolescent, mais avec un sbire du seigneur féodal qui sert d'intermédiaire. Le moine passe aussi et observe, avec un intérêt croissant, les travaux. L'intérêt du moine, le moine lui-même ne le comprend pas. D'autre part, l'équipe d'artisans qui est sous les ordres de l'adolescent s'inquiète pour lui. Ils le nourrissent. Ils plaisantent avec lui. La fréquentation quotidienne le leur a rendu sympathique. Et enfin arrive le grand jour. Ils lèvent la cloche. Tout le monde se réunit autour de l'échafaudage en bois auquel elle pend et d'où on la fera tinter pour la première fois. Le village entier est sorti de l'autre côté de la muraille. Le seigneur féodal et ses nobles et même un jeune ambassadeur italien, qui trouve que les Russes sont des sauvages, attendent. On fait sonner la cloche. Le timbre est parfait. La cloche ne se fêle pas, le son ne s'éteint pas. Tout le monde félicite le seigneur féodal, même l'Italien. Le village est en fête.
Quand tout est fini, sur ce qui était auparavant une fête populaire, et est maintenant un grand espace couvert de détritus, il ne reste que deux personnes auprès de la fonderie abandonnée, l'adolescent et le moine. L'adolescent est assis par terre et pleure comme une fontaine. Le moine est debout auprès de lui et l'observe. L'adolescent regarde le moine et lui dit que son père, ce cochon d'ivrogne, ne lui a jamais appris l'art de la fonte des cloches, qu'il avait préféré mourir en emportant le secret avec lui, que, lui, avait appris seul, en le regardant. Et ensuite il se remet à pleurer. Alors le moine se baisse et, rompant un vœu de silence qu'il avait juré respecter toute sa vie, lui dit : Viens avec moi au monastère, moi je recommencerai à peindre et toi tu feras des cloches pour les églises, ne pleure plus.
Et c'est là que finit le film.
Quand B arrête de parler, U est en train de pleurer. »
Sylvain Métafiot
21:05 Publié dans Cinéma | Tags : festival lumière 2014, effroi, cloche, révolution, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (1)
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À lire également, le journal du festival, jour par jour, par Flavien Poncet, pour la revue Zinzolin :
- Jour 1 : LA LOI DU DÉSIR (http://www.revuezinzolin.com/2014/10/festival-lumiere-2014-jour-1/)
- Jour 2 : RÊVES : DÉSILLUSION, FRESQUES ET FORMATS COURTS (http://www.revuezinzolin.com/2014/10/festival-lumiere-jour-2/)
- Jour 3 : LES FEMMES ET LES HOMMES (http://www.revuezinzolin.com/2014/10/festival-lumiere-2014-jour-3/)
- Jour 4 : ISABELLA ROSSELLINI : SOLEIL DE NUIT (http://www.revuezinzolin.com/2014/10/festival-lumiere-2014-jour-4/)
- Jour 5 : DE LA GUERRE (http://www.revuezinzolin.com/2014/10/festival-lumiere-2014-jour-5/)
- Jour 6 & 7 : TOUT SUR LUMIÈRE (http://www.revuezinzolin.com/2014/10/festival-lumiere-2014-jour-6-7/)
Écrit par : Sylvain | jeudi, 23 octobre 2014
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