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vendredi, 19 décembre 2014
Le cercle de la boue : L’Enfer de Verdun de Félicien Champsaur
Après avoir réédité L’Orgie Latine en 2013, c’est une nouvelle curiosité littéraire de Félicien Champsaur que les noctambules du Vampire Actif ont déterré : L’Enfer de Verdun, un court texte écrit en janvier 1917, constituant la préface d’une « pièce de théâtre hybride, au vitriol », L’Assassin innombrable. Un témoignage cru de l’horreur de la guerre de 14, cette grande boucherie rouge et pâteuse.
En 1916, la guerre et son cortège d’armes industrielles a fait 240 000 morts du côté allemand et 260 000 morts français. Et c’est la bataille la plus épouvantable, celle de Verdun, que le jeune écrivain, aujourd’hui oublié, raconte de manière détaillée. Quand il se rend sur place, Verdun est en ruine (« Des rues entières sont effondrées, et la rue Mazelle, entre autres, n’est qu’un charnier de pierres et de poutres, de pans de murs, restes et tronçons de façades écroulées. […] La cathédrale où nous entrons, est mystérieuse, émouvante, avec tant de trous dans sa robe de granit, les dentelles déchirées de ses fenêtres et de ses vitraux… »). Elle a subit une bataille terrible où les poilus se terraient dans des trous humides ou derrière de simples pans de murs effondrés pour échapper à l’orage d’acier de l’artillerie allemande (1250 pièces de tous calibres). Cherchant à faire ployer la citadelle, les Allemands bombardent sans discontinuer une armée qui « devient insomniaque, nerveuse, angoissée, promise à la mort. » (Pierre Miquel). La violence des coups de canon dans la nuit rend l’atmosphère électrique : « nous semblons, les uns aux autres, les seuls êtres vivants, et nous écoutons au cœur de l’angoisse de la nuit, d’ennemis invisibles, l’appréhension de la force des tonnerres humains, de leur gueule sonores et brutales. Pour la première fois, je contemple la Guerre, et je guette avidement ses regards de feu, du côté de Douamont et de Vaux, les beautés espacées et puissantes de son souffle. »
Le sol se jonche de cadavres, la mort répand partout sa pestilence, comme en témoigne une lettre de L.L. Combes : « L’imagination la plus féroce ne peut concevoir un pareil enfer. Dans les restes des tranchées et les boyaux, tous calcinés, tous tournés et retournés par d’implacables obus, c’est un fouillis sinistre de fusils brisés, de casques déformés, d’équipements en lambeaux et de lambeaux de poilus. C’est en beaucoup d’endroits l’exhalaison mortelle de l’odeur de cadavres mal ensevelis ou attendant encore la sépulture. Plusieurs fois déjà j’ai gravi les pentes de l’immortel calvaire où sont tombés avec leur croix et leur résignation tant de malheureux poilus. Au moins une fois j’ai eu les jambes littéralement coupées par l’émotion et la peur. Jusqu’ici je n’avais pas été habitué à courir sur des morts ; lorsque l’occasion vous oblige à le faire, dame ! ça vous fait tout de même quelque chose. »
Et Champsaur de s’abîmer dans le délire du champ de bataille, cet apocalypse où tout vole en éclat ou sombre dans les béances d’un sol meurtri : « Le brouillard, où résonnent, on ne sait où, de sourdes détonations, me semble ensorcelée de sang, comme si des titans avaient badigeonné de minium ce firmament, et comme si le délaiement de tout cet oxyde salin de plomb teintait de rouge l’atmosphère. » Rares étaient pourtant les témoignages directs – et d’une telle qualité littéraire – de la réalité des combats.
L’admiration et le dégoût
Comme le rappelle Hugues Béeseau, dans son éclairante préface émaillée de nombreux témoignages, la parole officielle ne tolère pas d’autres voix que celles exaltants le courage des soldats, la volonté d’en découdre, les victoires successives… Mais certainement pas celles faisant état des conditions de vie épouvantables dans les tranchées : le cafard qui grignote les têtes, les rats qui mordillent les jambes, la faim qui rend fou, les morts qui s’accumulent un peu partout, etc. La censure et la propagande s’avèrent donc nécessaires pour sauver les apparences.
La propagande dégueule ses invraisemblables histoires dans les journaux destinés, non pas aux hommes du front, mais à l’arrière, dans le but de garder intact le moral d’une population qui envoie ses pères, ses maris et ses fils au combat. Les « joyeuses » histoires du front du Petit Parisien (« Tu n’as pas le plaisir de t’endormir au son du canon et des mitrailleuses. J’ai cet avantage sur toi. Ici, la vie est très gaie… »), succèdent ainsi aux envolées grotesques de Maurice Barrès dans L’Écho de Paris (« Entendez-vous la voix d’argent, le timbre de cristal, le pur son de la jeunesse ? »), et aux mensonges grossiers du Petit Journal (« Quant à la supériorité de notre artillerie lourde sur celle de l’ennemi […] c’est maintenant un fait établi sans conteste. »). Rien de plus qu’un bourrage de crâne outrancier, fabriqué de toutes pièces et censé convaincre de la victoire imminente sur les « barbares » boches.
De ce point de vue, le ressentiment envers les Allemands (qui perdure depuis la guerre franco-prussienne de 1870) atteint des sommets de déshumanisation. Le Petit Parisien est à ce titre exemplaire : « Le peuple germanique, le peuple de Schiller et de Goethe, de Leibnitz et de Schubert, s’est, depuis quarante ans, transformé en un ramassis de brutes répugnantes qui détruisent, violent, pillent, massacrent et torturent comme faisaient, il y a trois siècles les Turcs, ses alliés d’aujourd’hui. Et encore, je me trompe. Les bandes de Mahomet II avaient sur celles de Guillaume cette supériorité d’être sobres. Elles ne demandaient point à l’alcool de stimuler leur fureur et leur barbarie, tandis que les tudesques, qui craignent sans doute d’être insuffisamment odieux quand ils sont à jeun, vont chercher dans l’ivresse la plus dégradante un renfort de sauvagerie et de brutalité. Ces êtres immondes sont à la fois des ivrognes, des voleurs, des satyres et des assassins. […] Il faudra que nous nous en souvenions à l’heure des règlements des comptes, quand les légions alliées, enfin victorieuses, fouleront le sol maudit, où, depuis presque un demi-siècle ont pullulé ces portées de brigands. » (8 janvier 1915)
Cet enthousiasme naïf et cette haine (très répandue) envers la « barbarie germanique » sont également présents dans les premiers journaux de poilus ainsi que dans la prose de Champsaur, d’où le paradoxe de ce texte : d’un manque de recul manifeste face à l’emballement guerrier, il n’en demeure pas moins lucide quant aux éprouvantes conditions de vie des hommes du front. Le général Nivelle, auteur d’une « offensive heureuse », est ainsi porté aux nues, considéré comme « le vainqueur » de Verdun, et décrit comme un « gentleman français ». Champsaur loue, par ailleurs, les valeurs d’héroïsme et de sacrifice : « oui, la guerre a sa noblesse, sa splendeur, sa purification ». Il se demande néanmoins : « Est-ce que j’aimerais la guerre ? Les canons invisibles, dont j’évoque les gueules pareilles à des cheminées d’usines, m’empêcheraient-ils de penser ? ». Cela ne l’empêche pas, en tout cas, de penser que les Allemands sont des « barbares scientifiques », les comparants aux Huns, « ces hordes nomades, incendiant tout, volant, violant, pillant ». Un « peuple de sangliers » qui, et là s’en est franchement ridicule, fait peur aux roses. Mais, paradoxalement, il considère avec humanisme que « ce sont tous des hommes, des victimes des orages d’en haut […] Ils se battent, ces fils de la même terre et qui retourneront à elle, ces paysans, ces ouvriers luttent, se massacrent ; mais, au fond, les haines crées par des conflits de foudres dans les nues, ne sont pas, sauf par exception, dans les yeux des pauvres diables. »
Ainsi, malgré un certain manque de sens critique, Félicien Champsaur n’en reste pas moins sensible à toutes ces pertes inutiles, ces morts qui gonflent les charniers par tonnes. Ces hommes dont les corps sont déchiquetés par la mitraille qui fait de chaque débris humain une sépulture indécente à ciel ouvert : « Çà et là, des débris sanglants, un bras, un soulier que dépasse la chaussette et d’où sort un tibia cassé, tout blanc, très propre, nettoyé par les rats, et de vieux cadavres momifiés. [… ] Très souvent, la rencontre de deux bâtons en croix où est accrochée une plaque d’identité. Ah ! Tous ces soldats tombés sans croix d’honneur, même sans croix de bois ! Ils engraissent la boue et la sanctifient. La terre les prend tout entiers, et ils renaitront, anonymes, dans la vie éternelle. »
Le dernier cercle de l’enfer
Mais l’horreur la plus aigüe, la plus prégnante, ne provient pas des bombardements, des rats ou du froid. Non, elle vient de la boue. Cet ennemi intime, cette « Grande Dame des tranchées, avec son infinie et sale robe à traîne » comme dit Champsaur, cette fange immonde qui s’immisce partout, dans les chaussures, remonte le long des jambes, se déverse dans le froc, colle à la peau, aux yeux, aux cheveux, se mélange à la nourriture et au café déjà exécrables. Un ennemi informe, gluant et omniprésent. La boue « effrayante », « embêtante », « gênante », « agressive », « collante », « hideuse et plus laide que le sang ». Pas une tranchée qui ne soit recouverte de son manteau boueux, pas un poilu qui n’y patauge jusqu’aux hanches, y laissant souvent ses bottes et parfois même sa vie, englouti en silence dans le ventre puant de la terre, ne faisant plus qu’un avec elle : « Où commence le corps ? Où finit la boue ? Elle ne finit pas ». Champsaur raconte la détresse que cette ignoble matière vivante provoque chez les soldats :
« La boue sévit toujours, lourde aux pieds, la boue de la guerre dans une boue de fange et de fer, la boue qui, maintenant, a grimpé des chevilles à nos genoux, la boue rusée, opiniâtre, triomphante, qui, projetée des fondrières, caparaçonne les chevaux, empâte les roues de ravitaillement, tapisse les bâches, – la boue énorme, illimité, où l’on s’enlise, où l’on crève – la boue charognée de ce cloaque illustre de gloire militaire. […] Par ci, par là, un bâtonnet indique – pour prendre garde d’y poser le pied – la place d’un obus enfoncé dans la glaise, sans éclater, amorti dans la boue blanche, grisâtre, noire, ocreuse, violacée de sang, dans cette immondice que les poilus ont baptisée : la mouscaille, – dans la fange grasse devenue, ici, puissante comme un élément, comme l’eau, comme le feu, dans la fange, implacable, sournoise et salissante, dans la fange infinie. »
Cet enfer pâteux où baigne un océan de cadavres, les bien-pensants des journaux et du gouvernement ne le mentionne jamais. Il faut la témérité et la patience des embourbés des premières lignes pour en parler et ce, malgré la lassitude et le désespoir palpables qui gangrènent leurs cœurs. La guerre n’est pas un jeu, un amusement pour distraire les grands de ce monde, « elle n’est plus, se résout Champsaur, comme à Paris, une imagination ; elle m’apparaît une personne, et Elle est en face de moi, terrible, multiple, on dirait comme la mer et ses flots, infinie comme le ciel et ses nuages ; Elle est là, dans son horreur éternuante, autour de moi, au-dessus de moi. » En témoigne également les éprouvantes lettres du soldat Etienne Tanty, philosophe de formation, blessé, emprisonné, devenu caporal à la fin de la guerre et qui retourna à la vie civile en tant que professeur de lettres et de latin :
« Tout, tout est fait pour décourager. La terre est semée de trous de percutants, les arbustes sont déchirés de balles de shrapnels ; des morceaux de marmites traînent ça et là ; un vieux bonnet de police boche, une capote boche en lambeaux, du fumier, des bouts de pain, un gros os de bœuf encore plein de viandes et rouge, ça traîne pêle-mêle dans les trous. – Là, 3 ou 4 poilus lisent un journal où il n’est question que de bombardements, de charges à la baïonnette, de cadavres boches, de tranchées sautant par l’effet du miraculeux 75, que sais-je ? – Toujours la boucherie enfin ! Toujours la morts, le charcutage, la viande humaine. D’autres regardent un journal illustré : un boche mort de froid dans une tranchée ; une tête d’officier cité à l’ordre du jour, des cadavres boches qu’on jette en tas dans une fosse ; le tout accompagné par une prose de journaliste qui insiste sur ces choses avec admiration : en vérité, il faut que la race française soit bien basse, pour se complaire dans ses atrocités ; le tempérament sanguinaire est bien plus répandu qu’on ne le souhaiterait… Ailleurs, ce sont des poilus qui conversent, et leurs conversations, leurs plaisanteries, toujours les mêmes, sont écœurantes ; on se croirait au milieu de malades d’un coin clinique très spécial de Sainte-Anne. La goujaterie et l’ordure ! Il est frais le peuple souverain ! Pourriture physique, pourriture morale – je crois qu’il ne faudrait pas longtemps de cette vie des bois et des tranchées pour remonter au chimpanzé et au pithécanthrope. Et l’on accuse Zola d’avoir fait des charges et des caricatures ! » (17 mars 1915)
Nulle caricature dans le texte de Félicien Champsaur, ni dans les témoignages de ses compagnons d’armes : seulement la description froide et amère d’une dévastation monumentale dont aucun ne ressortira indemne.
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur le Gazettarium
15:35 Publié dans Littérature | Tags : boue, cadavres, charniers, fange, félicien champsaur, guerre de 14-18, l'enfer de verdun, le vampire actif, propagande, sang, soldats, sylvain métafiot, tranchées, littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
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