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lundi, 20 avril 2015
Le château de Boukovsky
Alors qu'il était emprisonné en Union Soviétique, le dissident politique Vladimir Boukovsky imagine un refuge idéal et sombre, lieu d’une absolue liberté, inaccessible aux geôliers, indestructible au vent mauvais du despotisme : un château. Une « construction de ténèbres brutes, comme le décrit Annie Le Brun dans Les Châteaux de la subversion, surgie par la folle volonté d’un regard. D’un regard qui invente son dernier recours et le figure noir sur noir » :
« Instruit par l’expérience, j’essayais d’emporter dans le mitard une mine de crayon que je calais habituellement dans ma joue. Quand j’y parvenais, alors je passais tout mon temps de cachot à dessiner des châteaux forts sur des bouts de journaux ou simplement sur le sol, sur les murs… Je ne traçais pas seulement une vue d’ensemble. Je m’étais donné pour tâche de construire l’édifice en entier, depuis les fondations, les sols, les murs, les escaliers en colimaçon et les passages secrets jusqu’aux toits pointus et aux tourelles. Je taillais chaque pierre, je posais avec soin les dalles ou les lattes de plancher, je meublais les salles, j’accrochais les tapisseries et les tableaux. J’allumais les bougies des chandeliers et les torches qui fleuraient la résine et fumaient doucement, dans les corridors sans fin… Je dressais les tables et je conviais des hôtes. J’écoutais de la musique avec eux, je buvais du vin dans des coupes anciennes. J’allumais ensuite, ma pipe, tout en prenant une tasse de café. Nous montions l’escalier, passions de salle en salle ; de la terrasse, nous contemplions le lac ; nous allions aux écuries voir les chevaux ; nous nous promenions dans le jardin qu’il avait fallu aussi dessiner et planter des espèces les plus variées. Nous regagnions la bibliothèque par l’escalier extérieur et là, après avoir fait du feu dans la cheminée, je m’installais dans un fauteuil bien rembourré, profond. Je feuilletais des livres anciens, aux reliures de cuir usées et aux lourds fermoirs de cuivre. Je savais même ce qui était écrit dans ces livres. Je pouvais les lire…
« Ce passe-temps suffit à occuper un de mes séjours au cachot et encore restait-il bien des questions à régler jusqu’à la prochaine fois. Il arrivait, en effet, que plusieurs jours fussent nécessaires pour décider quel tableau il convenait d’accrocher dans le salon, quelles armoires il fallait mettre dans la bibliothèque, quelle table dans la salle à manger. Maintenant encore, je peux le dessiner, les yeux fermés, ce château, dans le détail. Un jour où l’autre, je le trouverai… à moins que je ne le construise.
« Oui, un jour ou l’autre, j’inviterais mes amis et nous franchirons ensemble le pont-levis qui enjambe les douves, nous pénétrerons dans ces salles, nous nous attablerons. Les chandelles seront allumées et la musique retentira, tandis que le soleil se couchera sereinement sur le lac. J’ai vécu dans ce château des centaines d’années et j’ai taillé chaque pierre de mes mains. Je l’ai construit alors que j’étais au régime de la prévention, à la prison de Vladimir. Il m’a sauvé de l’indifférence, de cette douleur sourde de l’indifférence envers tout ce qui vit. Il m’a sauvé la vie. Parce que l’on ne peut pas devenir muet, parce que l’on n’a pas le droit d’être indifférent. Parce que c’est précisément à ce moment-là que l’on vous éprouve à la dent. Ce n’est que dans le sport que vos juges et vos adversaires vous permettent d’acquérir votre meilleure forme et, ces records-là, ils ne valent pas un sou. En fait, c’est quand vous êtes malade, quand vous êtes fatigué, quand vous auriez le plus besoin de souffler que l’on cherche à vous imposer la plus lourde épreuve. C’est alors que l’on vous prend et que l’on tente de vous briser, comme un bâton, contre le genou. Et c’est à ce moment-là précisément que le « parrain », ce pêcheur d’âmes, ou que l’éducateur, désireux d’avoir un entretien avec vous, vous tirent, tout hébété, d’une cave.
« Oh non, ils ne vont pas directement, comme cela, en face, vous proposer une collaboration. Pour le moment, il ne leur en faut pas tant : il suffira de quelques petites concessions. Ils veulent vous y habituer, aux concessions ; à l’idée qu’il faut faire des compromis. Ils vous tâtent avec soin pour voir si vous êtes mûr ou non. Non ? Alors, retournez dans votre cave pour y mûrir un peu. Eux, ils ont des siècles devant eux…
« Sottes gens ! Ils ne savaient pas que je retournais chez mes amis, que je reprenais nos causeries interrompues, au coin du feu. Et comment auraient-ils pu savoir que, lorsque je leur parlais de haut, c’est que je me tenais sur le mur de mon château, plus soucieux de l’aménagement de mes écuries que de leurs stupides questions ? Que peuvent-ils contre les murailles épaisses, les tours crénelées et les meurtrières ? Après m’être bien diverti d’eux, j’allais rejoindre mes hôtes, en fermant avec soin derrière moi la massive porte de chêne…
« C’est précisément au moment où tout vous est devenu indifférent, où vous n’êtes plus conscient de rien, où votre seul tourment est de compter mélancoliquement les jours que, dans le cachot d’à côté, quelqu’un se trouve mal, s’évanouit et tombe. Alors, il vous faut cogner dans la porte, faire du vacarme et appeler le médecin. Et, pour avoir frappé à la porte et avoir mené tout ce tapage, le citoyen-chef furibond prolongera votre temps de mitard. Donc, taisez-vous, cachez-vous la tête dans les genoux, dites-vous que vous dormiez et que vous n’avez rien entendu. Est-ce que cela vous regarde ? Vous ne connaissez pas ce voisin, il ne vous connaît pas, vous ne vous rencontrerez jamais. De fait, vous auriez pu ne pas entendre… Mais un châtelain peut-il se permettre d’agir ainsi ?
« J’abandonne mon livre, je prends une chandelle et je vais au portail pour faire entrer dans le château le voyageur que les intempéries ont surpris. Peu importe qui il est. Même si c’est un brigand, il doit se réchauffer près de l’âtre, passer la nuit sous un toit. Que la tempête se déchaîne donc au-delà des portes du château, elle n’arrachera pas le toit, elle ne transpercera pas l’épaisse muraille, elle n’éteindra pas mon foyer. Que peut-elle, la tempête ? Elle ne peut que hurler et sangloter dans ma cheminée… »
Sylvain Métafiot
20:07 Publié dans Littérature | Tags : le château de boukovsky, sylvain métafiot, annie le brun dans, les châteaux de la subversion, union soviétique, prison, vladimir boukovsky, absolue liberté, ténèbres, noir | Lien permanent | Commentaires (0)
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