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mercredi, 20 mai 2015
Je n’ai aucune idée sur Hitler
De mai à septembre 1933 Karl Kraus dresse le portrait de la barbarie en marche. D'un ton ironique teinté d'une indignation viscérale, il relate l'écrasement de la civilisation européenne sous la botte du régime nazi. Extraits :
« Comment l'étonnement ressenti face à ce renouveau qui détruit des concepts fondamentaux avec la force élémentaire d'une peste du cerveau (comme si les bombes bactériologiques de la guerre aérienne hautement sophistiquées étaient déjà en usage) pourrait-il donner du courage à celui qui est sans voix et perçoit ici à quoi ressemble le monde qui s'est pris au mot ? Alentour, rien que stupeur, sidération face à l'envoûtant prodige d'une idée qui consiste à n'en avoir aucune. Face au coup de boutoir qui a pris tout droit le chemin allant de rien à nulle part. Face à l'inspiration d'un plan quadrimillénaire disant que le paradis humain commence tout de suite après l'enfer réservé à son prochain ; et que toute souffrance d'ordre obscur affublée de notions telles que "transfert" et "réescompte" va prendre fin dans un chaos illuminé, dans le rêve chiliastique de millénaristes déchaînés : simultanéité d'électrotechnique et de mythe, de désintégration atomique et de bûcher, de tout ce qui existe déjà et n'existe plus ! »
Humour blond
« À la question "Pourquoi les gens de culture soignent-ils leurs cheveux avec Javol ?", la réponse d’un poète, avec illustration :
"Javol" me fait beaucoup de bien.
Je l’utilise chaque matin
Pour tonifier ma blonde toison,
Rafraîchir mon crâne de poète
Et d’une façon générale parce que c’est bon.
Pour les cheveux, la peau et la tête.
Jawohl ! Voilà donc le poète qui surveille la porte spirituelle ouvrant sur le Troisième Reich. »
Un simple différend…
« Bien entendu, "on ne peut y croire" et tout cela a l’air inventé – que le contenu de l’horreur soit simple ou raffiné.
"Un Juif, qui ne demandait rien à personne, nourrit ses cinq enfants en faisant commerce de vieilles fripes. Des SA arrivent chez lui et exigent cinq cent marks. Il ne peut les donner parce qu’il ne les a pas ; il n’a d’ailleurs jamais vu autant d’argent de sa vie. Ils le frappent jusqu’à ce qu’il s’effondre en gémissant. Il finît par dire dans un râle : "Dans la commode, il y a trente marks pour le loyer." Ils prennent l’argent. Puis ils lui font absorber un litre entier d’huile de ricin, le mettent dans un sac de jute qu’ils nouent autour de son cou et le traînent dans la cave. L’huile fait son effet et l’homme passe quatre jours à mariner dans ses excréments et dans l’urine. On finit par entendre ses cris depuis la rue. Un charcutier vient le délivrer. Lorsque la victime sort de la baignoire, son corps est rongé par la saleté, comme s’il avait passé des heures attaché sur une fourmilière."
Un cas parmi des milliers où ce n’est pas un charcutier mais la police européenne qui aurait dû intervenir. Un cas parmi des milliers où ce n’est pas seulement la salle en train d’écouter ces dires mais l’humanité entière, toutes races et religions confondues, qui devrait se mettre à hurler son dégoût. »
Wagner nazi ?
« Quant à Wagner, il ne veut rien savoir de cette vertu archi-allemande qui ne cesse de s’interpeller elle-même ; tendance qui, surtout depuis qu’elle profite des ondes, a commencé à donner aux autres nations l’idée de se sentir Français, Anglais, Italiens, Tchèques, et surtout Autrichiens.
Que dirait en outre un noble invité, s’il tombait sur cette opinion ?
"Alors que Goethe et Schiller ont partout promu l’esprit allemand sans jamais parler d’esprit "allemand", ces spéculations remplissent toutes les librairies et les magasins d’estampes, tous les théâtres soi-disant "populaires", c’est-à-dire d’action, de grossières images aussi nulles qu’insipides, toutes estampillées, comme une recommandation, du label "allemand" et encore "allemand" pour attirer le chaland."
Il est difficile d’imaginer que l’allégeance à un individu s’exprimant en ces termes devienne un passage obligé et soit même intégrée au sentiment patriotique, vu qu’il a lui-même émis des doutes sur ce dernier :
"Si le patriotisme donne des dons de voyance au citoyen pour ce qui est des intérêts de l’État, il le rend encore totalement aveugle pour ce qui est des intérêts de l’humanité en général."
En ce sens, il faut donc éliminer d’emblée Wagner si l’on recherche un commissaire philosophique de la pensée national-socialiste. »
Nietzsche nazi ?
« Si ce fut déjà une méprise d’introduire Hitler dans l’univers de Wagner, c’est peut-être une négligence plus grande encore d’avoir attiré son attention sur sa parenté intellectuelle avec Nietzsche, voir un faux pas de le photographier à Weimar à côté de son buste. Un journal français a publié cette photo et un intellectuel anglais souligne tout ce qu’il y a de déplacé dans cette mise en relation avec un auteur qui a commis ses jeux de mots les plus scabreux à propos de la germanitude et qui avait carrément érigé en "maxime" ces paroles :
"Ne fréquenter aucun individu qui a partie liée avec l’escroquerie de la race !"
"Quelle bénédiction que la présence d’un Juif parmi les Allemands", dit Nietzsche.
"Rencontrer un Juif est une bénédiction, quand on vit parmi les Allemands. L’intelligence des Juifs les empêche de devenir stupides à notre façon, "nationaux" par exemple."
Il va même plus loin :
"Je ne les aime pas ces nouveaux spéculateurs en idéalisme, ces antisémites qui font des yeux christo-aryo-conservateurs et qui, en usant et abusant de l’agitation à bon compte, de la pose morale, cherchent à exciter tout ce qu’il y a de bovin dans le peuple allemand."
Et ce Nietzsche devient carrément personnel : "Honte à ceux qui veulent à toute force se présenter maintenant devant la masse comme ses sauveurs !"
Voilà ce que dit le buste sur la photographie. Quelle idée ont eue ces gens de Weimar ! Comment Goebbels a-t-il pu induire à ce point le Führer en erreur jusqu’à le faire poser ainsi ? Non, rien à faire avec Nietzsche. »
Le crime au carré
« Il y a une chose pire que le meurtre, c’est le meurtre avec mensonge ; et le pire de tout, c’est le mensonge de celui qui sait : prétexte d’une incrédulité qui ne veut pas croire au forfait mais croire le mensonge ; docilité de celui qui se fait aussi bête que le veut la violence. L’ignominie n’est surpassée que par le désir impérieux de ne pas croire ce qu’on sait, par le projet de tenir également pour faux ce qui est inimaginable et de sacrifier encore ce qu’on a encore de réceptivité à un mécanisme de lettres organisées en titres, qui a causé ce creux dans la conscience. Et ce genre de sensibilité, habitué par le cliché à l’horrible, conforte à son tour l’usage de ceux qui la gèrent ; et c’est ainsi qu’ils peuvent trouver face à la vérité une contenance qu’ils devraient perdre devant elle.
Comment pourrait encore exister en vérité ce fameux reste de réceptivité permettant de se représenter des agissements d’assassins ? Comment ceux qui écoutent ce compte-rendu débridé pourraient-ils faire preuve de pitié face aux tortures infligées à un vieux rabbin lorsque, dans le même temps et sur la même page, s’étalent comme une diversion les bonheurs d’un jeune directeur général !
Cette conception journalistique d’une humanité qui prostitue le malheur pour le ramener au rang de camelote et qui, de plus, ment quand elle dit la vérité, trouve son pendant dans le comportement d’un lectorat qui ne renoue avec l’humanité que lorsqu’il commence à sentir un millième de ce qu’il ne croit pas. Des coups, en cas de doute, afin qu’ils croient la violence !
Une telle spécificité trouve son corollaire parfait dans celle des gérants de la culture qui laissent de côté tout ce qui ne les concerne pas de près pour ne pas mettre leur cause en péril et qui, quand cela les concerne, ont une attitude passive, attendant que tout se termine quand même bien. L’exigence formulée par les littérateurs qui voudraient que les représentants de l’Allemagne intellectuelle protestent contre les mauvais traitements infligés à leurs collègues provient d’une surestimation du poids moral de la littérature. Ce n’est pas contre ce qui arrivait à l’homme qui écrit mais contre ce qui arrivait à l’homme tout court qu’il fallait écrire ou agir.
À quoi bon les cris des journalistes sur les difficultés d’une défense de la culture qui prouve bien ce qu’elle vaut vu qu’elle ne bouge ni pour sa cause ni pour la cause supérieure, ni pour les intérêts de l’écrit ni pour le salut public de ceux qu’on n’a pas simplement privés de lectures. Et si surtout la perte de la culture n’était pas achetée au prix de vies humaines ! La moindre d’entre elles, ne serait-ce même qu’une heure arrachée à la plus misérable des existences, vaut bien une bibliothèque brûlée.
L’industrie intellectuelle bourgeoise se berce d’ivresse jusque dans l’effondrement lorsqu’elle accorde plus de place dans les journaux à ses pertes spécifiques qu’aux martyrs anonymes, aux souffrances du monde ouvrier, dont la valeur d’existence se prouve de façon indestructible dans la lutte et l’entraide, à côté d’une industrie qui remplace la solidarité par la sensation et qui, aussi vrai que la propagande sur les horreurs est une propagande de la vérité, est encore capable de mentir avec elle. »
[…]
« J'infère la guerre et la faim de l'usage que la presse fait de la langue, du renversement du sens et de la valeur, de la façon de vider et de déshonorer tous les concepts et tous les contenus. »
Satanés communistes…
« Tout ce qui est arrivé l’a été pour se mettre à l’abri des communistes, à commencer par l’incendie du Reichstag, qui est arrivé à cause d’eux.
Une seule personne est venue s’inscrire contre cette façon de penser. Une personne a osé agir et faire preuve d’esprit face à la menace physique. Rapport d’un civil inconnu :
"Dernièrement, sur Kurfürstendamm, des SA ont fait irruption dans un magasin bien connu. Ils se sont comportés de façon extrêmement menaçante, tant et si bien que le fils du propriétaire a couru cherche l’aide de la police, pendant que son père était retenu dans la boutique. Il a dit à la patrouille de police que des communistes avaient fait irruption dans le magasin. Face aux SA, il a répété qu’il les tenait pour des communistes déguisés et des provocateurs vu que, à en croire ce que disaient les communiqués officiels, les SA se comportaient toujours de façon correcte et respectaient la loi. Après de longues palabres, les policiers n’eurent d’autre solution que de conduite les SA au poste de police."
Jamais on n’a fait preuve d’autant de présence d’esprit. Si tout le monde avait eu la bonne idée d’insister sur le fait que le mensonge est la vérité, le monde allemand aurait une autre allure et les tenants du socialisme irrationnel ne seraient pas abattus par la découverte que leur vérité est un mensonge. »
Pitié pour les animaux
« On a lu que Göring, qui prend le bétail en pitié, a interdit de procéder à la vivisection, car "on ne peut tolérer plus longtemps que l'animal soit mis sur le même plan qu'une chose inanimée". Les contrevenants atterrissent dans des endroits où le procédé est appliqué sans anesthésie, moins à des fins de connaissance scientifique que pour la distraction du personnel soignant. Les pratiques en vigueur dans ces endroits sont même souvent mises en relation avec la sphère musicale ou rhétorique. Appuyé contre le montant de la porte, le bourreau chante "Morgenrot, Morgenrot, leuchest mir zum frühen Tod" ("Aube, Aube / Ta lumière annonce-t-elle une mort précoce ? / Bientôt les trompettes sonneront. / Il me faudra abandonner la vie. / Moi et d'autres camarades !" chanson de Wilhem Hauff de 1824). Du feu appliqué sur la plante des pieds entraîne incontinent l'individu à entonner le Horst-Wessel-Lied.
Outre les mélodies patriotiques, on répète des airs à la mode ; des instruments font l'accompagnement ; il y a même un morceau appelé "Jouer du gramophone" – la personne allongée sur le châlit servant de gramophone. »
L'enfer du fond des âges
« Après élimination de toutes les traces de souvenir de Marx et Lassalle, comment présenter cette métamorphose de l'âme d'une façon plus parfaite que ce qui se passe à Dachau ? Certes, tout ceci apparaît incroyable au monde parce qu'il est incapable de l'imputer à une zone allemande dont le déchaînement permet de se faire une idée de ce qu'était la violence originelle, imagination pleine d'invention, richesses de formes toujours nouvelles de tortures et d'humiliations, romantisme de la profanation de l'humain – jusqu'à ce qu'il le vive et le supporte. Ce monde pourrait-il vaquer à ses occupations et trouver le sommeil s'il se rendait compte que ces choses se passent juste à l'instant où on se les imagine, toujours et encore, que des êtres humains sont étendus sans dormir avant d'être frappés et obligés de compter les coups et que, dans la souffrance et l'attente de la souffrance, dans la cruauté insensée et sans issue, il existe des possibilités face auxquelles la torture et le danger pâlissent ? Ose-t-il jeter un regard dans un enfer où les souffrances de toute sorte, la douleur et le sang, échauffent l'ardeur monstrueuse de ces tortionnaires rameutés par Bruegel et Jérôme Bosch, jaillis du Moyen Âge pour rattraper ce qui n'y a pas été commis ? Voit-il les yeux de ces comparses de l'effroi, dont la jeunesse sexuelle vit et retient l'énigmatique combinaison de tourment et de délice ? Car même ici, jusque dans l'orgie de sang et d'excrément, la nature a sa part et une porte est ouverte sur l'enfer d'où il n'y a pas de retour pour qui en jouit. »
La bêtise des sociaux-démocrates
« Aucun abri n'est autant à l'épreuve des bombes que l'attente de la démocratie qui pense que le loup qu'elle aide par principe à grandir se montrera reconnaissant, partagera son sens de la légalité et la remerciera pour sa confiance dans les institutions démocratiques.
"Si l'on croit qu'il faut exclure les nazis des parlements durant la période où le risque est particulièrement important – eh bien, nous sommes prêts à en discuter aussi..." Mais d'abord – car avant d'agir, il faut discuter – il convient de faire une loi constitutionnelle ! Nous avons finis par nous déclarer d'accord pour ne pas respecter la loi, mais à condition que ce non-respect soit édicté de façon légale.
Leur désir le plus cher serait de pouvoir à nouveau mener une vie tranquille dans une jolie petite opposition sécurisante. Pourquoi faut-il toujours "combattre", alors que chaque fibre de leur être incline à pactiser ? »
[…]
« Il faut le dire, avec tout le manque de nuance auquel s'est haussé la politique : il n'y a jamais rien eu de plus stupide que le comportement de la social-démocratie depuis que la politique a été inventée au grand dam de l'humanité. »
Demain l'Apocalypse ?
« Reste cette seule et unique question : combien de temps cela va-t-il encore durer ? Devant les yeux fatigués du meurtre, devant les oreilles fatiguées de la tromperie, devant tous les sens qui ne veulent plus et son révulsés par cette mixture de sang et de mensonge viennent encore tituber et brailler ces décrets quotidiens d'une violence de peste qui établit contre elle-même tout ce qu'il est possible d'imaginer. J'avais l'impression d'entendre ce cri : "Ne dormez plus. MacBeth assassine le sommeil !" Voilà pourquoi MacBebt ne dormira plus. L'esprit toxique auquel ont succombé les cerveaux menace de résister à l'Apocalypse. »
Sylvain Métafiot
21:26 Publié dans Littérature, Politique | Tags : je n’ai aucune idée sur hitler, karl kraus, sylvain métafiot, nazi, sa, wagner, nietzsche, mensonge, meutre, crimes, juifs, allemagne, 1933 | Lien permanent | Commentaires (0)
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