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lundi, 26 octobre 2015
Cinéma : L’Échappée poétique d’Annie Le Brun
Article initialement publié sur Le Comptoir
« C’est avec les yeux que je dévore le noir du monde », confesse celle qui, de Sade à André Breton en passant par Alfred Jarry et Victor Hugo, n’a de cesse de bousculer la triste réalité du monde à travers ses œuvres. Et c’est des yeux que nous suivons Annie Le Brun dans ce film curieux et troublant, “L’Échappée”, mêlant habilement le documentaire et la fiction. Une ballade qui éclaire une pensée mouvante et trop méconnue : luttant sans relâche contre l’appauvrissement de notre horizon sensible, l’écriture d’Annie Le Brun célèbre l’imaginaire, la révolte et l’amour comme les remèdes à la misère de notre temps, nous permettant de regarder ailleurs et autrement. À l’occasion d’une projection exceptionnelle au cinéma Le Zola de Villeurbanne, nous nous sommes entretenus avec sa réalisatrice Valérie Minetto et sa co-scénariste Cécile Vargaftig.
Comment avez-vous découvert Annie Le Brun ? Quelles sont les œuvres qui vous ont profondément marquées ?
Valérie Minetto : Je ne connaissais pas Annie Le Brun avant de faire le film. C’est surtout Cécile qui, en tant que lectrice, la connaissait depuis longtemps et qui trouvait que ce serait bien de faire un film sur elle. J’ai donc commencé à me renseigner, à la lire et ça m’a vraiment interpellé : enfin une parole libre à laquelle on peut s’identifier et retrouver sa propre colère. J’ai commencé, dans le désordre, par Du trop de réalité, puis Les Châteaux de la subversion, Appel d’air, Perspectives dépravées… J’ai ensuite rencontré Annie et, bien que j’étais rétive à réaliser un film sur un écrivain car c’est un exercice compliqué, j’ai vu tout de suite qu’il y avait un film à faire.
Cécile Vargaftig : De mon côté, j’ai commencé à lire Annie Le Brun dans les années 1980 avec Les Châteaux de la subversion. Ce fut un coup de foudre car, loin de la fiction, c’était de la pensée qui ne s’exprimait pas sous une forme universitaire mais portée par le « je » d’une parole singulière et autonome. Ce livre, comme tous les autres, mêle la culture des anciens et l’observation du monde contemporain, et parle aussi bien de littérature que d’espace et d’image. J’ai continué à la lire depuis, guettant chacune de ses nouvelles parutions, et je continue encore aujourd’hui. J’avais découvert sa voix à France culture dans les années 1990 et, passant rarement à la télé, je me demandais à quoi elle pouvait bien ressembler. Je trouvais donc dommage que pour un auteur aussi incarné – qui défend le corps, la présence du sensible, l’empreinte du vivant dans le monde – on n’ait pas de traces de son corps. Alors que nous avons la trace du corps de beaucoup de personnalités médiatiques inintéressantes. Le but était donc de capter Annie Le Brun en entier.
Aviez-vous une idée précise de la mise en scène et du scénario avant de débuter le film ? Comment s’est déroulée votre collaboration avec elle tout au long du tournage ? Et avec Michel Fau ?
Cécile Vargaftig : Avant de débuter un film, il est bien d’avoir une idée précise du résultat final, en se laissant la possibilité d’aller là où les pas nous portent. Il faut rêver le film comme un voyage pour lequel on imaginerait le pays où on va aller avant de s’y rendre. On a rapidement pensé au film comme une promenade continue, infinie, entre des lieux différents (la ville, la mer, la montagne) au cours de laquelle Annie Le Brun ne cesserait jamais de marcher. On savait également qu’il y aurait une altérité qui lirait ses textes : plutôt une voix masculine pour ne pas la confondre avec celle d’Annie. À partir de là, Valérie a imaginé le film comme les rêveries d’un lecteur solitaire.
Valérie Minetto : Ce film est une commande amoureuse puisque c’est mon amoureuse qui me le demandait. Cette démarche est intéressante quand on fait du cinéma. De façon générale, je trouve que la contrainte en art est enrichissante et stimulante. Je voulais exprimer mon ressenti vis-à-vis de la lecture d’Annie Le Brun. Nous avons donc choisi un acteur, Michel Fau, pour incarner le lecteur solitaire et anonyme. Nous avions besoin d’un très bon acteur pour lire les textes d’Annie qui sont assez difficiles à retranscrire à haute voix. Nous lui avons demandé si elle avait des préférences et elle a tout de suite indiqué Michel Fau. Il se trouve qu’avec Cécile nous connaissons et sommes admiratives du travail singulier et acerbe de Michel. Nous sommes allés à sa rencontre, il a lu notre projet et il a été d’accord tout de suite. Annie et Michel ont fait connaissance pour la première fois sur le film, ou plutôt dans le film car ils se rencontrent lors d’une belle scène où ils marchent et discutent ensemble dans un parc. Ils ont ensuite gardé un lien : Michel Fau est, notamment, venu lire des extraits de Sade lors de l’exposition organisée par Annie au musée d’Orsay, en octobre 2014.
Quel est le but de ce film ? Faire découvrir une personnalité ignorée du grand public ? Donner à voir une autre image d’elle auprès de ses lecteurs ? Ou était-ce la volonté de représenter sa pensée aux moyens du rêve et de l’imaginaire selon le credo du cinéma surréaliste ?
Valérie Minetto : Il y a deux objectifs. Comme disait Cécile, il convenait de garder la trace d’un grand écrivain qui vieillit. Le cinéma permet de garder cette empreinte corporelle si belle, contrairement à la télévision où on est généralement coupé en deux, ne laissant ainsi apparaître que des hommes et des femmes troncs. Le but était aussi de mettre en lumière la pensée propre d’Annie Le Brun qui est aussi puissante que libératrice. C’était donc le désir de partager cette pensée avec ceux qui la connaissent ou pas.
Je me suis néanmoins questionnée sur la façon de faire du cinéma avec de la poésie et de la pensée. Le cinéma étant à la fois du temps et de la pensée, on pouvait sans doute y parvenir. L’enjeu était plastique, aussi bien au niveau de l’image que du son. Sensible à certains aspects très poétiques des textes d’Annie, je souhaitais que le film soit comme un poème d’amour.
Cécile Vargaftig : Il ne s’agit pas du tout de donner à voir une autre Annie Le Brun, sa “face cachée” en somme car, dans son œuvre, elle se refuse à l’autobiographie comme à l’autofiction. Le film explique sans doute certaines choses sur elle mais ce n’est pas l’objectif premier. Le but n’est pas de découvrir la personne derrière l’auteur mais bien de donner à entendre sa pensée à travers elle.
Dans Appel d’air, Annie Le Brun cite Baudelaire – « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) » – pour s’opposer aux « contempteurs de l’actuelle surabondance d’images ». Comment créer une image, aujourd’hui, qui donne à penser, et qui ne soit pas celle de la publicité ou des médias ?
Valérie Minetto : La pulsion scopique, c’est ma passion. Dans le film, c’est moi qui cadre. Je passe mon temps à fabriquer des images que ce soit dans le cinéma, la peinture, les collages ou la photographie. C’est l’activité principale qui me fait tenir debout, sinon j’aurais envie de crever. De fait, quand on fait un film sur des textes aussi beaux et inspirants que ceux d’Annie Le Brun, il faut faire attention de ne pas tomber dans le piège de l’illustration, ce qui est très difficile. Ainsi, cette question de comment créer une image qui donne à penser m’a hantée pendant trois ans et demi. J’étais tout le temps en train de filmer, regardant le monde avec les textes d’Annie en tête. C’est un voyage intérieur de regarder le monde, ce n’est pas se déplacer à l’autre bout de la planète, c’est regarder d’abord ce qu’on a autour de soi. On ne voit pas tous la même chose. Je ne voyais pas la même chose dans mon quotidien qu’en compagnie d’Annie Le Brun à Paris, Saint-Malo ou Zagreb.
Votre façon de filmer la beauté des paysages du quotidien – les tâches sur les murs, les brins d’herbe sur les trottoirs, la pluie sur la foule – fait écho avec ce que disait Arthur Cravan : « Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses. »
Valérie Minetto : L’écrivain allemand Heinrich Böll disait également« partout où régnait la beauté, le monde était aride et vide ». Il s’agit de regarder ce qu’on a sous les yeux. C’est le propos d’Annie Le Brun : avec un peu d’imaginaire, on peut voir différemment. Il y a une phrase surréaliste qui dit : « Que ceux qui ne voient pas pensent à ceux qui voient. » Il y a beaucoup de gens qui ne voient pas. Mon idée était que les spectateurs, en sortant du film, voient enfin ce qu’ils regardent, la sensualité de ce qui nous entoure.
Selon le critique Ado Kyrou, « le cinéma est d’essence surréaliste ». Passionnellement attachée au surréalisme – notamment à André Breton – Annie Le Brun parle pourtant rarement de cinéma dans ses œuvres. En avez-vous appris davantage sur son rapport au 7e art en travaillant avec elle ?
Cécile Vargaftig : Pas vraiment, même si elle aime les comédies des années 1940. Elle très sensible à la peinture et aux images fixes. Il me semble que la dimension abstraite et anti-narrative du cinéma surréaliste la séduit moins. C’est aussi une femme du XVIIIe et du XIXe siècle qui est très attachée à la narration.
Valérie Minetto : Son rapport au cinéma en général je ne le connais pas, mais par rapport au film qu’on a fait ensemble, j’étais très heureuse de sa façon de réagir pendant la projection – mes yeux étaient fixés sur elle – lorsqu’elle frémissait durant certains passages poétiques. C’était vraiment passionnant et passionnel de faire ce film. Il y a eu des moments très compliqués et très intenses durant le montage et j’étais comblée qu’elle trouve que mes images éclairaient ses textes. Un journaliste m’a, un jour, taillé un costume en parlant d’“habillage” alors que tous les plans sont signifiants. Rien n’est filmé au hasard.
Cécile Vargaftig : C’est compliqué de trouver des images qui permettent d’entendre le texte et des paroles qui permettent de rester attentif aux plans.
Valérie Minetto : En somme, il ne fallait pas que les images écrasent le texte. La première fois que l’on voit le film, on ne peut pas être attentif à tout car c’est très dense. Il faut accepter de se laisser embarquer dans un voyage sensitif. Le but était de donner la possibilité au spectateur d’entendre mais pas de tout retenir, bref de rêver. Annie affirme d’ailleurs sa préférence pour les chemins de traverse que pour les routes…
Finalement, pour reprendre une des préoccupations principales d’Annie Le Brun – la perte du sensible dans un monde à l’horizon bouché –, le cinéma, à l’instar de la poésie, n’est-il pas, selon vous, un des rares lieux sensibles où l’imaginaire peut se déployer à l’infini ?
Valérie Minetto : Oui, de même que dans la danse contemporaine ou au sein d’autres lieux d’expression artistique. La question n’est pas tant celle du médium que de ce qui nous travaille de l’intérieur. Si les portes sont fermées et l’horizon bouché, il faut se battre, il faut oser. Le cinéma est un moyen de lutter même si c’est un cauchemar de financer des films. Surtout quand on fait un film aussi libre, qui dit merde à tous les formatages et qui sera très peu vu car très peu distribué dans les salles. Et encore moins à la télévision : Arte nous a dit “non”, estimant qu’Annie Le Brun n’est pas assez connue… J’ai pourtant commencé à travailler dessus dès 2012, sans attendre d’avoir l’argent nécessaire. Cécile étant une scénariste très compétente, elle a réussi à monter des dossiers solides. On a ainsi pu obtenir des petites subventions à droite à gauche afin de construire un montage financier qui tienne la route (CNC, aide aux courts-métrages, puis aide aux films longs…). C’est un miracle si le film existe.
Sylvain Métafiot
Nos Desserts :
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- Interview sur le plateau d’Apostrophe en 1988 à l’occasion de la sortie d’Appel d’air
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18:45 Publié dans Cinéma | Tags : baudelaire, michel fau, surréaliste, sade, jarry, andré breton, villeurbanne, le comptoir, cécile vargaftig, valérie minetto, ailleurs et autrement, film, le zola, sensible, horizon, cinéma : l’Échappée poétique d’annie le brun, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (0)
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