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jeudi, 25 février 2016
Raskar Kapac : nouvelle gazette artistique et inflammable
Article initialement publié sur Le Gazettarium
L’arrivée d’une nouvelle publication à vocation artistique est un petit événement dans un secteur de la presse saturé de périodiques consacrés à l’automobile, aux sports, aux voyages, au bien-être, à l’actualité culturelle, à la chasse, aux régimes minceurs, etc. Mettant un point d’honneur à valoriser le beau style littéraire et refusant de coller à l’actualité, Raskar Kapac n’a pas la prétention universitaire d’une revue ni l’aspect parfois racoleur des magazines. C’est une simple gazette de huit pages, dénuée de publicité, ayant pour volonté « de faire resurgir en pleine lumière quelques artistes incendiaires qui nous ont enseigné la puissance libératrice de la création ». La profession de foi est claire : « Dans une période de morosité intellectuelle, de mollesse spirituelle, nous croyons en une résurrection par le feu de l’écriture ! Dans une époque qui nie toute verticalité, nous affirmons le caractère révolutionnaire de l’acte créateur. » Pour ce premier numéro, c’est l’écrivain Jean-René Huguenin qui à l’honneur d’allumer la mèche.
Celui qui voulait « sauver le monde de la haine du monde »
Pareil à une étoile filante, Jean-René Huguenin, né en 1936, a traversé le ciel littéraire plus rapidement et plus ardemment que ses congénères, laissant dans son sillage un seul roman, La Côte sauvage, paru en 1960, un Journal et un recueil d’articles (Une Autre jeunesse) publiés posthumément, avant de s’éteindre à 26 ans, victime d’un accident de voiture. Huguenin était un stylite génial armé d’une foi de solitaire et d’un tempérament de feu. Le rejeton spirituel de Bernanos considérant l’écriture comme l’accomplissement personnel le plus noble qui soit : « J’ai plus envie d’écrire que d’être un saint. »
Dans un entretien imaginaire ouvrant le dossier, Yves Delafoy décrit ainsi les traits du jeune romancier : « Le visage grave et étonnamment lumineux, son regard intrigue et m’interroge. […] Une inquiétude et une volonté farouche semblent avoir taillé ses traits fiers. […] Huguenin sait que la vie intérieure dépend de notre attention, de sa tension continue, de cette volonté tendue, inflexible, de se créer. Savoir refuser pour se préserver des lâchetés. La grande affaire, me dit-il, est d’aimer, pleinement et sans réserve. […] Huguenin s’incarne dans tous ces doutes, tous ces combats, en ayant cette force de ne jamais quitter des yeux l’absolu. […] Ce n’est pas le rejeton de Narcisse. Il n’est ni Gide ni Valéry, et a cette certitude que c’est dans les moments où l’on se donne le moins que l’on se dépense le plus, ainsi qu’une flamme sans chaleur. »
S’ensuit un passionnant entretien, bien réel cette fois-ci, avec l’écrivain Christian Dedet, réalisé par Maxime Dalle, qui avait connu Huguenin au tout début des années 1960 à l’hôtel des éditions du Seuil juste après la parution de La Côte sauvage. Dedet y avait fait paraître, trois mois plus tôt, son premier roman Le Plus grand des taureaux. Les jeunes écrivains de la même génération se rencontraient fréquemment lors des petits cocktails de la maison. S’il ne prétend pas l’avoir aussi bien connu que ses amis de l’époque (Renaud Matigon, Jacques Serguine, Jean-Edern Hallier), Christian Dedet livre toutefois une juste description de la soif d’absolu qui habitait Huguenin : « Jean-René avait le sens, et même la prémonition d’une mission. Mission dont il lui appartenait de prendre conscience au jour le jour, dans une époque frelatée, assez parfaitement contente d’elle et avachie ; on le sentait appelé à faire naître avant peu un nouveau romantisme. Un romantisme épuré de tous miasme et sentimentalismes ringards mais porteur d’un nouveau souffle d’humanité. »
Par ailleurs, ses souvenirs de l’enterrement de ce solitaire lumineux sont très émouvants : « Je revois encore un demi-siècle plus tard l’église de Saint-Cloud, une multitude de visages, et entre les coulées d’une lumière presque indécente, tombée des vitraux, le drap noir et les larmes d’argent sur la caisse du jeune romancier le plus prometteur de sa génération. Ses jeunes héros : on les devinait capables de jouer au cadavre, au pays des Trépassés. J’entends l’horreur tonitruante des grandes orgues en fin de cérémonie. Paul Flamand en larmes. Je suis rentré à Paris en compagnie de Jean-Louis Bory ; on ne pouvait parler. »
Peu de temps avant sa mort, Huguenin préparait un second roman dont le titre n’était pas défini : il hésitait entre Le Mieux de la mort et Ennemis sur la Terre. Le récit met en scène Éric Laude, se rendant au chevet de son père mourant. Huguenin comptait terminer son écriture en 1963. Le destin en décida autrement. Grâce à la collaboration de Jacqueline Huguenin et de Michka Assayas, trois extraits inédits de ce roman jamais paru sont proposés. L’extrait d’Éric Laude assistant à l’humiliation d’une femme tondue à la libération est suffocant dans sa description des plus bas instincts de la masse (Huguenin méprisant le comportement moutonnier de ses semblables) : « Il les regardait jaillir d’une maison, tenant dans leurs serres une jeune femme blonde, vêtue d’un corsage blanc et d’une robe verte dont les deux couleurs semblaient mêlées dans ses yeux d’amande pâle. Il regardait leurs mains, des mains de femmes surtout, déchirer le corsage, tirer sur la jupe comme sur la peau d’un lapin qu’on écorche, tandis que la jeune femme, nue, muette et molle comme un linge, tournait vers lui un visage exsangue, presque gris, et comme soumis à la pression d’un ouragan – cils chavirant, narines pincées, coins de la bouche tirés, masque aux traits tirés par le vertige, l’angoisse, l’abandon, qu’il reconnaîtrait plus tard, en d’autres occasions, sur d’autres visages – et posait son regard sur lui, mais sans le voir, ne percevant sans doute plus, à travers les paupières défaillantes, qu’une ceinture de têtes cloutée d’yeux. »
Le passage où il décrit l’obsession d’Éric pour Nathalie, un personnage qu’il aime autant qu’il hait, n’en est pas moins éprouvant pour le cœur, renvoyant chacun à l’insondable détresse qui nous éprend un jour ou l’autre face à une passion dévorante : « Il ne lui restait plus qu’une immense, une affreuse pitié pour lui-même – la pitié, l’épouvante et l’horreur qu’il aurait éprouvé pour un fou, un lépreux. Il sentait se rapprocher la mort. Tout le conduisait à la mort. Il travaillait lui-même à sa perte. […] Puis brusquement, en un choc profond, étourdissant, trop violent pour qu’il en souffrît, l’image de Nathalie le clouait sur place. Il allait la voir dans quelques heures mais elle lui semblait disparue pour toujours. Il pensait à elle comme à une morte. »
Escales en terre actuelle
Loin de dédier l’intégralité de son numéro à Jean-René Huguenin, Raskar consacre également, dans ses dernières pages, un bel éloge à Jonah Lomu, célèbre rugbyman des All Blacks mort en novembre dernier ; revient sur l’exposition Fragonard amoureux au musée du Luxembourg ; applaudit au film de gangster Strictly Criminal ; fait une recension de l’album Ici le jour (a tout enseveli) du groupe de rock Feu ! Chatterton… Et nous fait voyager en Italie, à Turin précisément, sur les traces de Cesare Pavese s’étant donné la mort à l’hôtel Roma en 1950, des plus grands réalisateurs italiens célébrés au musée du cinéma sous la Mole Antonelliana, de saint Jean Bosco enterré au sanctuaire de Marie Auxiliatrice et de Friedrich Nietzsche devenu fou en 1889, s’agrippant au cou d’un cheval sur la piazza Carlo Alberto : « Le jour se lève. Café très serré sous les arcades de la Via Pô. Je suis au Fiorio où Nietzsche, Marck Twain et Melville vinrent écrire des heures durant. Dehors, trop de touristes en short, en marcel, en tong ou basket. Heureusement, à partir de 14h, le soleil les fait fondre. La masse touristique se réfugie toute l’après-midi dans les bacs à glaçons des hôtels. Tant mieux. Il faut souffrir pour être seul… »
La souffrance était une des conditions de la vie pour Jean-René Huguenin : « Le mystère, la souffrance et l’amour. Pas de vie sans cela, sans cette croix ». Loin des facilités éditoriales, il faut saluer le risque pris par cette gazette à s’aventurer sur des chemins escarpés et exigeants. L’effort est louable, le plaisir indéniable : il en ressort un petit bonheur de lecture permettant de s’isoler en soi-même. Gageons que les lecteurs de Raskar Kapac seront encore plus nombreux à se délecter d’un tel plaisir solitaire lors de la parution du deuxième numéro consacré au peintre Chaïm Soutine. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Sylvain Métafiot
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Lire aussi l’article de Pierre Chardot « Jean-René Huguenin : la fureur d’écrire »
15:23 Publié dans Actualité, Littérature | Tags : gazettarium, litterarium, acte créateur, bernanos, christian dedet, de mollesse spirituelle, jean-rené huguenin, journal posthume, la côte sauvage, morosité intellectuelle, nietzsche, nouvelle gazette artistique et inflammable, raskar kapac, solitaire lumineux, sylvain métafiot, turin, une autre jeunesse | Lien permanent | Commentaires (0)
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