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jeudi, 14 avril 2016
L’archipel des fictions utopiques
Article initialement publié sur Le Comptoir
De la Renaissance au XXe siècle, l’évolution de la pensée politique a déplacé le sens originel du mot “utopie” – qui désignait le titre d’une œuvre littéraire – jusqu’au sens actuel où le terme est plus ou moins confondu avec celui d’idéal et/ou de société totalitaire. L’utopie est pourtant un genre bien spécifique, qui ne se confond pas avec les autres formes de productions imaginaires auquel il est souvent assimilé. Voyageons au sein de ces insularités fictionnelles.
Ayant souvent été considérée comme un programme politique (ce qui est vrai chez certains socialistes utopistes du XIXesiècle, comme Étienne Cabet ou Charles Fourier), l’utopie demeure essentiellement une construction fictionnelle formant un réticule d’enchevêtrement imaginaire : eunomies, uchronies, contre-utopies, etc.
Dans D’Utopie et d’Utopistes le philologue Raymond Trousson définit l’utopie comme l’un des modes d’expression de l’imaginaire social en tant que « genre littéraire narratif et descriptif qui peut s’étudier dans ses invariants, dans ses constantes à la fois thématiques et formelles », à différencier de l’« utopisme comme imaginaire social au sens large ». Mais la fiction n’exclut pas la politique car l’utopie narrative est certes un « texte littéraire empruntant la forme du roman, mais avant tout pourvu d’un contenu idéologique ». L’utopie n’est ni un rêve ni une chimère. Elle ne se donne pas sur le mode de l’imaginaire complet : bien que fictive, elle est envisagée comme quelque chose de réalisable, prenant en compte les possibilités infinies de l’intrication entre la nature et la raison humaine. En somme, l’utopie s’inscrit dans le champ du possible et non du virtuel.
Utopia, le texte fondateur
Historiquement, il est incontestable que c’est sous la plume de l’Anglais Thomas More (1477-1535) que l’“utopie” est apparue, avec son roman Utopia en 1516. Ce mot latin est en fait une création ou un néologisme d’érudit formé sur les racines grecques ou (préfixe de négation) et topos (terme signifiant le “lieu”, “endroit”, “place”). Le mot a été compris de plusieurs façons suivant les cas : “nulle part”, “non lieu”, “lieu de nulle part”. Notons que More, en bon humaniste hellénisant de la Renaissance, est amateur de jeux de mots et d’équivoques savantes : il joue sur l’assonance entre utopia et eutopia. En effet, le préfixe eu en grec désigne “ce qui est bon”, et le bonheur se dit eudaïmonia qui a donné eudémonisme, “bien vivre”. L’utopie est ainsi présentée dans le livre de More aussi bien comme une “eutopie” : ce qui est “nulle part”, le “lieu de nulle part”, est aussi le “lieu du bien”, le lieu de l’harmonie et du bonheur réalisés.
D’ailleurs, avant d’être nommée Utopia, l’île du récit devait s’appeler Nusquamaselon l’idée commune de More et Érasme. L’humaniste néerlandais désirait que More complète son entreprise paradoxale de l’Éloge de la folie par un éloge de la sagesse. Et où trouver la sagesse en ce bas-monde ? Nusquam, en latin “nulle part”. C’est donc dans la perspective de composer le deuxième volet d’un diptyque dont Érasme avait rédigé le premier que More s’est engagé dans la rédaction de son récit, sorte de manifeste politique de la pensée de l’Humanisme renaissant.
Comme le montre Michèle Madonna-Desbazeille dans son Dictionnaire des utopies : « Utopia est une cité de discours qui établit les fondements d’une cité égalitaire avec des exemples concrets. » Le projet de More est la réalisation d’une communauté politiquement parfaite, c’est-à-dire tant par ses aspects économiques, sociaux, juridiques, que diplomatiques, permettant le bonheur de tous. La forme de l’ouvrage reste cependant fictionnelle : celle du récit, très réaliste quoique imaginaire, que le personnage de Raphaël Hythlodée entretient avec More lui-même et l’humaniste Pierre Gilles, de cette fameuse cité idéale. Le Livre I développe un discours rhétorique sur l’art de gouverner à travers des réflexions sur la tyrannie du Prince, l’engagement politique du philosophe pour modérer le pouvoir, la répartition injuste de la richesse, la propriété privée, la peine de mort, la pauvreté comme fondement de tous les maux…
Le Livre II décrit, non sans humour, tous les aspects positifs d’Utopia pour contrebalancer les errements de la société anglaise de l’époque. More se veut satirique envers sa propre société et fait preuve d’une inventivité linguistique extraordinaire, basée sur une dimension étymologique négative : l’ancien roi d’Utopia se nommais Utopus, le prince se nomme Adème (“le prince sans peuple”), la capitale Amaurote (“la ville obscure”, faisant référence à Londres), le fleuve An-hydre (“sans eau”), le narrateur Hythloday (archange diseur de non-sens), etc. La dimension ironique est ainsi souvent présente dans les utopies, mêlant ironie, tragédie et humour, tant pour limiter les risques liés aux formulations contestataires que pour montrer que les alternatives ne garantissent pas vraiment les souhaits de changement.
« Pensée de la politique sans État et non méconnaissance du politique, Utopia est une pensée du social et de l’humain, donc une pensée du politique. » Michèle Madonna-Desbazeille
L’eunomie comme remède aux contresens
Si Thomas More est l’inventeur de l’utopie, qualifier de ce terme les œuvres antérieures à Utopia semble donc une erreur tant historique que scientifique (revenant par là-même à nier le travail de More).
Or, l’utopie n’est pas le mythe. On ne peut assimiler à des utopies les mythes dits de l’âge d’or, comme ceux développés par Hésiode dans Les Travaux et les jours ou par Platon dans Le Politique ; pas plus que celui du paradis terrestre, qui vient du récit de la Genèse, celui du pays de Cocagne, des bergers d’Arcadie, etc. Dans ces mythes, l’homme est présenté dans une condition heureuse, perdue et enfouie dans un lointain passé. Les hommes sont décrits au milieu d’une nature qui les nourrit et avec laquelle ils vivent en harmonie sans avoir à travailler. Au contraire, dans les récits utopiques des XVIIe et XVIIIesiècles, le contexte d’une nature mythique et fabuleuse où l’homme n’a aucune initiative à prendre n’est pas de mise. L’utopien de More est astreint au travail des champs et de la ville, même si le travail est limité dans le temps, strictement planifié et organisé. Ce point est d’ailleurs fortement critiqué par Karl Marx qui y voit une des manifestations des tendances réactionnaires des utopies dont les constructions imaginaires ne tiennent pas compte de la nécessaire complexification de la division du travail. La plupart de ces récits utopiques décrivent les conditions et les règles qui président à la production des subsistances nécessaires à la vie autarcique du groupe. Dans Utopia, le personnage de Raphaël se livre à une critique extrêmement vive de l’Angleterre d’Henry VIII, fustigeant les abus des riches et des nobles qui expulsaient les métayers pour accaparer leur terre afin de les donner en pâturage aux moutons, activité plus lucrative à l’époque de la naissance d’une industrie de la laine. Thomas More profite ainsi de la description de la vie dans Utopia pour nous donner un aperçu de ce qu’il envisage comme remède aux maux de son temps.
Mais si l’utopie ne correspond pas au mythe, certaines œuvres, traitant de la cité idéale, peuvent comporter des éléments que l’on peut qualifier a posteriori d’utopiques. C’est l’exemple de La République de Platon (et, dans une moindre mesure, des passages relatifs à l’Atlantide du Timée et du Critias), souvent citée comme œuvre utopique majeure de l’Antiquité, à laquelle le concept beaucoup plus large d’“eunomie” (la “bonne loi”) convient pourtant davantage. Selon l’écrivain Gérard Klein, on peut établir quatre types d’eunomies fondamentales : les Atlantides de l’Antiquité « selon lesquelles la bonne loi a existé dans le passé, puis a été perdue » ; « les utopies proprement dites [l’Utopia de More et la par exemple, NDLR] où la bonne loi se situe dans un ailleurs inaccessible puisque aucune des sociétés découvertes par les navigateurs n’est idéale [époque des Grandes Découvertes, NDLR] » ; les eunomies programmatiques (Saint-Simon, Fourier, Marx, et même Robert Owen avec l’expérience concrète de New Harmony) lors de l’invention littéraire de l’émancipation, entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle et prolongée au XIXe siècle où « le désir rationnel d’une société meilleure se trouve projetée dans l’avenir » ; enfin, les contre-utopies et dystopies romanesques du XXe siècle établies à partir du constat totalitaire de l’application de programmes eunomiques dans la réalité.
« L’utopie est la construction antérieure à toute application à la réalité d’un modèle fermé sur lui-même, parfaitement construit et ce dans le moindre détail en vue d’aboutir à une société parfaite […] quitte à imposer ce modèle de façon totalitaire […] sans admettre la critique » Marcel Danan, Utopies et contre-utopies d’hier et d’aujourd’hui
L’uchronie ou la temporalité parallèle
Si l’utopie est la sortie de l’espace, l’uchronie est la sortie du temps. On ne se situe pas dans un lieu qui n’existe pas mais dans un temps qui n’existe pas ou qui n’existe plus. Le voyage dans le temps se substitue au schéma classique du voyage et du naufrage du XVIIIe siècle.
On peut dater l’apparition de la première uchronie en 1771 lors de la parution de L’An 2440 ou Rêve s’il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier où le narrateur raconte son rêve d’un séjour en 2440 dans un Paris laïcisé, régi par la séparation des pouvoirs, l’éducation de l’Encyclopédie de Diderot et la liberté de la presse. Comme le décrit l’historien Jean-Marie Bertrand, « Ce texte projette ses espaces sur l’axe d’une temporalité qui se révèle être celle de l’histoire et du progrès », Mercier exprimant ainsi sa foi en la perfectibilité de l’homme, « en la raison, en la philosophie et en l’expérience, comme source des métamorphoses du présent, comme moteur historique. » Cette œuvre ne s’inscrit pourtant pas dans le cadre des utopies systématiques “parfaites”, idéales et exotiques. Elle s’ancre dans les débats, les réformes, l’actualité de son siècle (XVIIIe), en refusant l’emploi de l’anticipation narrative comme forme littéraire. Ainsi que le résume le chercheur Christophe Cave : « Cette utopie est une synthèse de l’esprit et des pensées de son siècle, des combats de Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Beccaria, et de certaines formes littéraires. »
Cependant, on constate une perméabilité des genres entre eux et de nombreux textes contre-utopiques et dystopiques se projettent également dans un autre temps, principalement dans un futur lointain. Par exemple, dans L’an 330 de la République (1895), une des premières contre-utopies françaises, Maurice Spronck narre une Europe du XXIIe siècle plongée dans l’ennui, le désespoir, la drogue et où la civilisation va être balayée d’un seul coup par une invasion islamique. Dans l’une des grandes utopies progressistes de la fin du XIXe siècle aux États-Unis (Cent Ans après d’Edward Bellamy, paru en 1888), un homme se réveille en l’an 2000 et constate que le “miracle” a bien eu lieu, que le monde, grâce aux progrès des machines, est enfin sorti du chaos, a quitté l’opacité pour la transparence : l’État tout puissant, totalitaire, a aboli la guerre mais s’est emparé de la réalité de toute chose pour mettre fin à la distinction entre public et privé.
Fait amusant, certains romans uchroniques se projettent tellement loin dans le temps qu’ils en deviennent fantaisistes. C’est le constat que fait Bertrand D’Astorg en 1953 dans la revue Esprit : « La machine à explorer le temps de Wells nous situe en l’an 802701 ; le Retour à Mathusalem de Bernard Shaw commence avec Adam et Eve, se poursuit par la guerre 1914-1918, s’achève en l’an 31920. Tous les records sont battus par Haldane qui avance jusqu’en l’an 17846151 très précisément, ce qui n’a d’ailleurs plus aucun sens. » Aldous Huxley a le mérite, selon D’Astorg, de situer sa contre-utopie (Le Meilleur des mondes) dans une nouvelle ère (632 de Notre Ford) et « au-delà de cette conception linéaire d’un temps, indéfiniment extensible, apparaît une nouvelle technique du roman d’anticipation, où le temps constitue véritablement une dimension et non plus un moyen de rejeter la vision dans un futur distendu ».
En un sens, la contre-utopie se rapproche davantage de l’uchronie que de l’utopie, car si cette dernière fait naître une société contemporaine imaginaire dans un endroit inaccessible, la contre-utopie, bien que futuriste, se situe généralement dans des lieux géographiques parfaitement saisissables. La dimension uchronique de la contre-utopie n’est donc pas à comprendre comme une sortie totale du temps ou le transfert dans un temps parallèle, mais bien comme la projection dans un futur (cauchemardesque) plus ou moins proche.
Une Utopie moderne d’Herbert George Wells (1905) fut la dernière grande utopie littéraire (et l’un des premiers récits de science-fiction moderne) – délaissant les préoccupations d’ordre social et interrogeant davantage l’avenir et la fin de l’homme – avant le règne sans partage des contre-utopies au XXe siècle. Bien entendu, les contre-utopies existaient avant le XXe siècle et de nouvelles utopies virent le jour après 1905, mais il semble qu’une coupure franche entre les deux genres littéraires soit à l’œuvre au siècle des totalitarismes du fait de la perte de croyance dans le Progrès et la Raison à cause de l’administration technicienne de la mort de masse à l’œuvre durant la Première Guerre mondiale, de la destruction des juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, et plus généralement de l’utilisation nocive de la technique et de la science à des fins militaires.
Le déclin des dogmes fondamentaux de la modernité ayant, de façon quasi-simultanée, entraîné celui de la pensée utopique, la contre-utopie prit dès lors la relève à travers un discours profondément critique et pessimiste. Mais ceci est une autre histoire.
Sylvain Métafiot
Nos Desserts :
- Lire Utopia de More sur Wikisource, en PDF ou en livre audio
- Lire Les Travaux et les Jours d’Hésiode
- Lire Le Politique et La République de Platon
- Lire La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon
- Lire L’An 2440 ou Rêve s’il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier
- Lire Cent Ans après d’Edward Bellamy
- Lire L’an 330 de la République de Maurice Spronck
- Se procurer D’Utopie et d’Utopistes de Raymond Trousson et le Dictionnaire des utopies
- Écouter l’émission « Utopies : le passé des avenirs rêvés » sur France Culture
15:35 Publié dans Littérature, Politique | Tags : eunomies, uchronies, contre-utopies, raymond trousson, l’archipel des fictions utopiques, le comptoir, sylvain métafiot, utopia, thomas more, eutopia, sources, erasme, humanisme, virtuel, michèle madonna-desbazeille, dictionnaire des utopies, platon, hésiode, les travaux et les jours, la république, pays de cocagne, genèse, nouvelle atlantide, francis bacon, fourier, marx, saint-simon, robert owen, l’an 2440 ou rêve s’il en fut jamais, louis sébastien mercier, l’an 330 de la république, maurice spronck, une utopie moderne, herbert george wells | Lien permanent | Commentaires (0)
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