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mercredi, 11 mai 2016

Staline à l’opéra

 

En ce début d’année 1936, a lieu la représentation du nouvel opéra de Dimitri Chostakovitch au bolchoï de Moscou : Lady Macbeth. Le 26 janvier, sur un coup de tête, Staline et sa suite débarquent au théâtre, entraînant avec lui l’écrivain Mikhaïl Boulgakov. Ce dernier en a tiré un récit oral que sa femme a retranscrit dans son livre Journal & Souvenirs sur Mikhaïl Boulgakov. Un verbatim aussi stupéfiant que grotesque.

 

STALINE
… Eh, Mikho, Mikho !... Il est parti, il n’est plus là, mon Mikho [Mikhail Boulgakov] ! Qu’est-ce que je vais faire maintenant, quel ennui, c’est atroce ! Et si j’allais au théâtre ? Il y a Jdanov qui n’arrête pas de brailler : musique soviétique, musique soviétique ! Il faudrait que j’aille à l’opéra.


(Il prend son téléphone et se met à lancer des appels à la ronde.)


Vorochilov, c’est toi ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu travailles ? De toute façon, que tu travailles ou pas, ça ne change pas grand-chose. Allons, ne tombe pas dans les pommes ! Prends Boudienny avec toi.
Molotov, viens tout de suite, on va à l’opéra ! Quoi ? Qu’est-ce que tu as à bégayer comme ça, je ne comprends rien ! Viens, je te dis ! Prends avec toi Mikoyan !
Kaganovitch, laisse tomber tes juiveries, viens, on va à l’opéra, à l’opéra !
Ah bien, Yagoda, tu nous as tous écoutés, j’en suis sûr, tu sais qu’on va à l’opéra. Prépare une voiture !

 

On avance une voiture. Tous y prennent place.
Au dernier moment, Staline se souvient de quelque chose :

 

Comment a-t-on pu oublier le spécialiste numéro un ? On a oublié Jdanov ! Qu’on le fasse chercher immédiatement à Léningrad avec le plus rapide de nos avions !

 

Dzzz !... Un avion décolle et revient quelques minutes plus tard. À son bord, Jdanov.


STALINE
Voilà, c’est bien ! Avec toi, ça ne traîne pas ! Bon, on a décidé d’aller à l’opéra, et comme tu n’arrêtes pas de brailler que la musique soviétique est en plein essor… Allez, montre-nous ! Assieds-toi. Ah, tu n’as nulle part où t’asseoir ? Bon, assieds-toi sur mes genoux, tu es petit.

 

La voiture : Dzzz… Et tous entrent dans la loge officielle de l’annexe du Bolchoï.
Et là, au théâtre, l’agitation est déjà à son comble, on sait qu’il y a les autorités, Yakov Leontiev téléphone à Samossoud, qui a une angine, et à Chostakovitch.
Cinq minutes plus tard, Samossoud arrive au théâtre, le cou engoncé dans une écharpe, fiévreux.
Chostakovitch, blanc de peur, a tout de suite accouru, lui aussi. Melik, en frac, un œillet rouge à la boutonnière, se prépare à diriger : c’est la deuxième représentation de Lady Macbeth. C’est l’agitation générale, mais une agitation plutôt agréable, car il y a peu, le patron et sa suite sont allés écouter Le Don paisible, et le lendemain les principaux acteurs du spectacle ont tous été décorés et titrés. Voilà pourquoi Samossoud, Chostakovitch, Melik, tous se préparent déjà à accueillir une décoration sur le revers de leur veste. Dans la loge officielle, on s’est assis. Melik se met à agiter furieusement la baguette et l’ouverture commence. Savourant par avance le moment où il sera décoré, sentant sur lui le regard des chefs, Melik se démène, il saute, fend l’air de sa baguette, chantonne avec l’orchestre. Il transpire à grosses gouttes. « Peu importe, je changerai de chemise à l’entracte », se dit-il, extatique.

 

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Après l’ouverture, il lorgne vers la loge, attendant des applaudissements. Rien.
Après le deuxième acte, même chose. Aucun effet. En face, dans la loge de la direction, ils sont tous debout : Samossoud, une serviette sur la tête, livide ; Chostakovitch, pris de tremblements ; Yakov Leontiev, majestueux et serein : lui n’a rien à attendre. Tous tendent le cou pour scruter la loge officielle où règne le plus grand calme.
Et ainsi durant tout le spectacle. Personne ne pense plus aux décorations. L’essentiel est de rester en vie…
L’opéra terminé, Staline se lève et s’adresse à sa suite.

 

STALINE
Je vais vous demander de rester, camarades. Venez dans l’arrière-loge, nous avons à parler.


(Ils passent dans l’arrière-loge.)


Bon, alors, camarades, il faut qu’on tienne une réunion collégiale. (Tous prennent place.) Je n’aime pas influencer l’opinion des autres, je ne dirai donc pas qu’à mon avis c’est une cacophonie, ni du chaos en place de musique, mais je veux demander à chacun de mes camarades d’exprimer son opinion la plus personnelle. Vorochilov, tu es l’aîné, dis-nous ce que tu penses de cette musique ?

 

VOROCHILOV
Eh bien, Votréminence, à mon avis, c’est du chaos.

 

STALINE
Viens t’asseoir à côté de moi, Klim, assieds-toi. Bon, et toi, Molotov, qu’est-ce que tu en penses ?

 

MOLOTOV
Moi, v-votre exc-c-cellence, je p-p-pense que c’est de la c-c-cacophonie.

 

STALINE
Bon, ça va, ça va, arrête de bégayer, j’ai compris. Viens t’asseoir ici, à côté de Klim. Bon, et notre sioniste, qu’est-ce qu’il en pense ?

 

KAGANOVITCH
Je pense, votre honneur, que c’est à la fois du chaos et de la cacophonie !

 

STALINE
À Mikoyan, je ne pose pas la question, il ne s’y connaît qu’en boites de conserve… ça va, ça va, ne tombe pas dans les pommes. Et toi, Boudienny, qu’en dis-tu ?

 

BOUDIENNY (se lissant les moustaches)
Il faut tous les sabrer !

 

STALINE
Allons, quand même, pourquoi tout de suite les sabrer ? Comme tu as le sang chaud ! Viens t’asseoir près de moi ! Eh bien, donc, camardes, vous avez exprimé votre opinion et vous êtes arrivés à un accord. La réunion collégiale s’est très bien passée. On rentre à la maison.

 

Tous s’installent dans la voiture. Jdanov est déconcerté : son avis n’a pas été sollicité. Se démenant dans les jambes des autres, il cherche à reprendre la place qu’il avait sur les genoux de Staline.

 

STALINE
Où viens-tu te fourrer ? Tu es devenu fou ? À l’aller, tu m’as déjà assez écrasé les jambes ! La musique soviétique ! En plein essor ! Tu rentres à pied !

 

Sylvain Métafiot

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