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jeudi, 23 mars 2017
Al-Hamadhânî, le prodige du siècle
Article initialement paru dans le Gazettarium papier #3
Né en 968 à Hamadhâne dans les montagnes de l'Ouest iranien (IVe siècle de l'Hégire) et mort en 1008 à Herat, Ahmad Ibn-al-Housayn al-Hamadhânî (أحمد بديع الزمان الهمذاني) est considéré comme l'un des plus grands prosateurs de la littérature arabe. Avide de savoir et de voyages, il est initié par le grammairien Ahmad Ibn-Fâris puis devient, en 989, l'un des poètes protégés du vizir Ismâ'il Ibn-'Abbâd à Ravy, près de l'actuelle Téhéran. Il côtoie ensuite un prince de la dynastie des Ziyârides, à Djourdjâne, près de la Caspienne, puis se rend à Nîchâpoûr, place forte des beaux esprits littéraires de l'époque, recevant les faveurs du mécène Abou-Bakr al-Khawarizmi, ami des sultans Bouyides. C'est à seulement vingt-quatre ans qu'il invente et compose les fameuses séances qui allaient faire de lui sa renommée, regroupées sous le titre Le Livre des Vagabonds.
L'inventeur des maqâmât
Al-Hamadhânî se distingue de ses pairs par l'invention d'un genre littéraire – typiquement arabe – qui n'est pas sans rappeler celui de la nouvelle : les maqâmât (مقامة ج ات ). Ces petits récits en prose rythmée, dans lesquels la poésie n'est jamais absente, mettent régulièrement en scène 'Isä, fils de Hichâm, narrant ses aventures au cours desquelles il rencontre de multiples vagabonds qui in fine se révèlent être toujours le même homme, le cheikh Abou'l-Fath, clochard de génie et véritable héros de ces péripéties. Celui-ci, passé maître dans l'art de la ruse et de l'éloquence, n'hésite pas à recourir aux charmes de la rhétorique pour arriver à ses fins. Le sous-titre de l'ouvrage est à ce titre explicite : Séances d'un beau parleur impénitent. Impénitent, Al-Hamadhânî l'était, lui qui compensait une vertu aléatoire par un esprit élégant capable de charmer les puissants de ce monde tout en les raillant avec malice. On raconte que le sultan Mahmoûd de Ghazna (971-1030), le conquérant du Nord de l'Inde, admirait tellement son recueil qu'il couvrit ce « scribe extraordinaire » d'or.
D'évidence Abou'l-Fath est le double roublard de l'auteur, la parole faite homme, prenant un plaisir sans fin aux joutes oratoires : je suis « celui qui, ayant eu à affronter énigme sur énigme, les a traitées à chaque fois avec tout le zèle qui est le sien ; qui, côtoyant les crimes les plus crapuleux, en a vu l'ampleur et les a endurés. Je suis le frère des trésors cachés : je les aie acquis à grand-peine et perdus sans effort et, après les avoir payé au prix considérable de la sueur de mon front, les ai sacrifiés pour trois fois rien sur l'autel de ma générosité. Pour m'en rendre possesseur, j'ai dû me mêler à l'escorte des princes, fendre la populace, user les ponts des navires, bref quelles avanies n'ai-je essuyées ! Et ces prodiges que j'ai découvert, j'ai fait le vœu de ne pas les garder égoïstement, sans en faire profiter les musulmans. »
Des paraboles de la condition humaine
Au-delà des premières séances, la surprise de « l'intrigue » s'étiole rapidement, laissant le loisir d'apprécier la truculence de chaque histoire, que ce soit des considérations sur le droit d'asile ou sur le ragoût de viande, que cela se fasse en compagnie, toujours plaisante, de truands organisés, d'un prédicateur ambulant ou de fin lettrés. Le lecteur curieux apprendra ainsi ce qui est souhaitable comme dépaysement dans la poésie traditionnelle et comment s'exprime l'amour d'une langue arabe pure. Il constatera que pauvreté apparente va souvent de pair avec richesse cachée et qu'il vaut mieux se taire devant les attaques de l'adversaire. Il sera instruit que la sottise a des flèches et que le gueux a de la majesté dans l'abaissement. Évitant le côté « donneur de leçon », Al-Hamadhânî emprunte des chemins de traverse et le lecteur ne demande qu'à se perdre dans ce labyrinthe de satires et de facéties. Autant d'histoires qui sont aussi des récits de voyage. Délesté d'une morale pesante, le beau langage s'énonce ainsi dans toutes les provinces et les métropoles de l'Islam : de l'asile d'al-Basra aux quartiers chics de Baghdâd en passant par Bâb al-Abwâb, la mosquée de Boukhâra ou les terres de la tribu de Fazâra.
Si Al-Hamadhânî est à juste titre célébré par les arabophones du monde entier, la publication de certains de ses textes eurent cependant maille à partir avec le puritanisme de bon nombre d'éditeurs. Ainsi de la séance vingt-sixième (La Syrie) qui raconte le procès de deux femmes contre un homme, et qui fut censurée dans presque toutes les éditions arabes du texte (exception faite de l'édition de Constantinople de 1880). Peut-être parce qu'en accusant son mari d'impuissance la femme portait un vilain coup à la virilité du lecteur bravache : « On me l'a offert pour époux, moi qui étais pourvue d'un corps aussi beau qu'une étoffe de soie imprimée, d'un visage lumineux comme un flambeau, d'yeux aussi naïfs que ceux d'une brebis, de seins à la fermeté, au poli d'un rond coffret d'ivoire, d'un dos aussi lisse que celui d'une monture au pas doux et rapide, d'un ventre tel l'étroit défilé dans la montagne et le ferme chemin bien tracé, prompt à s'échauffer, difficile à triturer. Mais le moyen de concevoir un enfant, alors qu'il ne réalise pas ce qu'il promet ! Comment comblerait-il mes espoirs, alors qu'il ne trouve pas la puissance nécessaire pour le faire, malgré ses efforts, et qu'il ne parvient pas à se servir de son échalas comme d'un étai ? »
Controverse avec Djâhiz
Si les auteurs se vouent parfois un respect et une admiration mutuelle, les jolies paroles peuvent également être assassines. Ainsi, dans la séance quinzième, Al-Hamadhânî se propose de distinguer vers et prose en s'en prenant à Al-Jâhiz. Au cours d'un banquet auquel 'Isä, fils de Hichâm, ainsi que quelques compagnons, fit bombance – se faisant fort de respecter les paroles de l'Envoyé de Dieu : « Qu'on me présente un plat de pieds de mouton, et je dirai merci ; qu'on m'offre une coudée, et je la recevrai. » – la conversation glissa sur Jâhiz et sa rhétorique. Si ses qualités sont d'abord louées (« écrivain au style remarquable et à la méthode sûre »), un homme s'élève contre l'apologie et rétorque : « Djâhiz possède les deux faces de la rhétorique. L'une lui sert à marcher à pas serrés ; avec l'autre il s'arrête. Or l'homme habile en rhétorique est celui dont les vers ne le cèdent pas à la prose en beauté et qui use en poésie d'un vocabulaire choisi avec soin. Voyez-vous quelques vers d'Al-Djâhiz qui saisisse d'admiration ? - Non, fîmes-nous en chœur. - Penchez-vous avec un peu d'attention sur sa langue quand il versifie : ses insinuations sont alambiquées, ses métaphores rares et il ne recule pas devant des répétitions. Pour un peu, il ne se servirait que du vocable nu, dépouillé des vêtements que lui offre la rhétorique : il évite les expressions denses et, s'il y recourt, c'est pour les faire basculer dans le trivial. Avez-vous trouvé sous sa plume quoi que ce fût qu'il eût forgé avec art ou quelque terme inusité ? - Ma foi non, fûmes-nous forcés de convenir. »
Le propos est sévère, peut-être injuste, mais bien malin (ou très bête) celui qui serait à même de trancher cette divergence entre les deux magiciens du verbe. Une chose est certaine : ce n'est pas la foi, l'argent ou la beauté qui sauveront le monde (ou, cela revient au même, le vagabond de la misère) mais la parole qui, même de la bouche d'un dandy du désert, est capable d'ensorceler les dieux eux-mêmes. Comme le dit le traducteur René Khawam : « La vie est chienne, et le monde chien pareillement, mais qu'on laisse parler les gens et tout peut s'arranger. Ou si l'on préfère : vivre c'est négocier – on ne prend pas autrement les virages de l'existence. »
Sylvain Métafiot
00:25 Publié dans Littérature | Tags : al-hamadhânî, le prodige du siècle, sylvain métafiot, le livre des vagabonds, maqâmât, littérature arabe, isä fils de hichâm, cheikh abou'l-fath, rené khawam | Lien permanent | Commentaires (0)
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