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samedi, 24 février 2018
Quand le tourne-disque surchauffe : les tubes face à la censure
Article initialement publié sur Le Comptoir
Après avoir tracé une « histoire de nos oreilles » dans « Écoute » (2001) et définit une « éthique de l’espionnage » dans « Sur écoute » (2007), le philosophe et musicologue Peter Szendy nous invite, dans « Tubes : La philosophie dans le juke-box » (2008), à re-connaître ces chansons habituelles, ces « vers d’oreille » que l’on surprend au hasard à la radio ou dans les magasins et qui hantent notre quotidien de façon plus ou moins inconsciente. S’efforçant de donner une « dignité philosophique à un objet aussi banal et singulier », il s’exerce, à la manière de Walter Benjamin analysant les publicités, à penser le tube sous l’égide du principe fondateur de la philosophie : l’étonnement. Balade au cœur de ces airs comme ça, en compagnie d’ « Imagine » de John Lennon, « Georgia in my mind » de Ray Charles, Aretha Franklin ou Serge Gainsbourg.
Le chapitre intitulé « Mélodie interdite » mérite à lui seul une attention particulière. Paradoxalement, la censure musicale ne peut s’exercer sur une mélodie, mais sur ses paroles. Et si un genre peut à lui seul être interdit, ces « hymnes intimes au capital » ne peuvent faire l’objet d’aveu.
Les tubes en tant qu’hymnes inavouables
Censurer un tube ? Drôle d’idée. Ces chansons archi-connues ne semblent pas, a priori, être suspectes de messages subversifs, injurieux ou révolutionnaires. La commercialisation à outrance dont elles sont l’objet les poussent davantage à se conformer à une certaine “bien-pensance” globale afin de toucher le plus grand nombre possible dans une logique, non pas de reconnaissance artistique, mais de rentabilité financière. Exit donc les textes provocants ou dérangeants. Et pourtant… Les tubes « évoquent des pensées inavouables, ils représentent ce qu’il vaudrait mieux taire, dans le secret gardé ». Ce qu’illustre parfaitement la chanson de Serge Gainsbourg, Mélodie interdite, interprétée par Jane Birkin : « Il est interdit de passer / Par cette mélodie / Il est interdit de passer / Par cet air-là / Cette mélodie est privée / Strictement interdit danger… / Ce que cette mélodie me rappelle / C’est strictement confidentiel… »
Ce tube suggère l’interdit, se prête à la censure mais n’en fait pourtant pas l’objet. Car « la mélodie qui s’autodésigne dans la chanson » n’a aucune raison d’être censuré de par son essence même, étant donné qu’elle n’a pas de “contenu déterminé”. Le texte seul semble être concerné par l’interdiction, que celle-ci soit voulue ou non.
De par son titre et son texte, cette Mélodie interdite est emblématique de l’interrogation de la censure que ce soit dans le mécanisme de la psychologie ou dans l’insertion capitaliste qui régissent leur mode de fonctionnement consumériste (on retrouve l’analogie de Walter Benjamin considérant « la censure comme reproduction des mécanismes de refoulement à l’œuvre dans l’inconscient »). Ainsi, malgré leur caractère, à première vue, consensuel, il semblerait que les tubes jouent un numéro d’équilibriste entre l’obsession et l’interdiction, ce qui ne les protègent donc pas de la censure, accroit leur forme désirante, obsessionnelle et leur caractère forcément inavouable.
Amalgame entre paroles et mélodie
Si d’un point de vue philosophique la question de ce qu’est une mélodie interdite reste en suspens, du côté du politique, la censure musicale, pour peu qu’elle ait réellement existé, relève d’une interrogation différente. En effet, comment censurer une mélodie en tant que telle ? Difficile de répondre, d’autant qu’il faut distinguer le genre (rock et jazz, par exemple, tous deux censurés en tant que genre) et la mélodie. Cela n’empêche pas certaines institutions de s’y adonner. Ce fut notamment le cas de la compagnie texane Channel Communications, décidant de censurer 150 titres dans plus d’un millier de stations de radio à travers les États-Unis quelques mois après les attentats meurtriers du World Trade Center à New York. Quand un évènement exceptionnel se déclenche, le processus d’interdiction artistique se met en place de façon plus ou moins prégnante. Certains textes sont ainsi considérés comme “indicibles” et mis au ban de l’appropriation collective des œuvres d’art. À noter que ce sont bien les paroles, et non les mélodies, qui sont considérées comme dangereuses. De fait, malgré leur popularité, le pacifisme d’Imagine de John Lennon (pourtant « insupportable » à force de ressassement de l’aveu de Szendy) ou la beauté du monde chantée par Louis Armstrong dans What a Wonderful World, ne semblaient pas convenir à un certain retour à l’ordre moral.
La censure opérée après le 11 septembre 2001 aux États-Unis peut se comprendre, d’un point de vue belligérant, par la volonté du gouvernement de conserver le soutien du peuple américain pour faire la guerre : la “patrie” avait besoin d’être soutenue et défendue par sa population… En amont de l’Histoire, on se souvient de la censure française à l’encontre du Déserteur de Boris Vian ou de Quand mon cœur fait boum de Charles Trenet, inadmissibles chants anti-militaristes.
Cet ordre politique répressif se trouve également chez les fanatiques religieux, à l’instar des talibans d’Afghanistan réduisant au silence « la musique en général« , ou plutôt ce qu’elle représente, à savoir « la culture capitaliste occidentale ». Et si l’on remonte à la monarchie française du XVIIIe siècle, seules les musiques sans texte (donc sans “message”) étaient épargnées. En somme, la censure touche soit la musique en générale de façon massive (ce qui serait l’apanage des systèmes totalitaires) soit les messages contenus dans certains tubes véhiculant des représentations déplaisantes pour les institutions. Dit autrement, la censure ne touche pas le musical (la symphonie de Verdi) mais l’“extramusical” (le livret des opéras). Il convient d’avoir à l’esprit que le rejet farouche de telle ou telle chanson était parfois dû au racisme latent des autorités et que l’argument d’interdire une “musique de sauvage” (entendu pour le jazz comme pour le rock, avec des variantes sémantiques) était l’alibi derrière lequel opérait la xénophobie de l’époque : au contraire du nom du musicien, la musique de Louis Armstrong n’était pas en soi inquiétée. « Rarement censurée pour elle-même« , la mélodie demeure une musique absolue, insoumise et romantique.
La censure comme protection mémorielle
Si l’auteur rappelle qu’une mélodie n’est pas visée par la censure, il s’interroge sur la chanson évoquée au début du chapitre : Mélodie interdite. Il la compare avec Je suis venu te dire que je m’en vais du même Gainsbourg et affirme qu’elle est révélatrice pour celui qui l’entend mais aussi symbole de négation. À l’instar du déni lors d’une rupture amoureuse, on entend ces paroles, on le sait mais on ne veut pas l’entendre.
Par analogie, le tube Don’t play that Song (You lied) d’Aretha Franklin, évoque un souvenir que l’on ne voudrait pas voir resurgir mais que la mélodie va chercher et nous remet en mémoire. Aretha Franklin ne s’adresse au chanteur qu’en apparence, apostrophant en réalité la chanson elle-même et la reniant. Son chant répond à celui que l’homme chante pour s’interdire de l’entendre, mais elle ne fait qu’ancrer plus profondément l’emprise de cette chanson sur ses émotions, sur son secret.
Certaines chansons sont par ailleurs devenues de véritables hymnes, de part la force des images qu’elles projettent. Ainsi, Georgia on My Mind de Ray Charles, devenue depuis le 24 avril 1979 l’hymne de l’État de Géorgie, est révélatrice d’une profonde fonction mémorielle. Elle semble avoir été écrite pour le souvenir et la commémoration. À la fin des années 1950, Ray Charles avait annulé un concert dans l’État pour protester contre la loi ségrégationniste : ce tube symbolise la réunification des peuples. L’hymne n’a pas uniquement une portée internationale ou nationale. Il devient hymne de la psyché individuelle lorsqu’il symbolise quelque chose d’intime. Le tube viendrait ainsi « [brouiller] les frontières entre le privé et le public ». Ce qui est entendu en présence de plusieurs personnes n’évoque pas forcément la même chose pour tous mais il est l’hymne d’un souvenir qui revient à la mémoire, ancrant une réaction à la mélodie au sein de la conscience.
Si l’on peut s’interroger sur la symbolique même des tubes, leur création et leur diffusion, l’on est forcé de constater qu’ils possèdent cette force d’évoquer et de ressasser les émotions les plus enfouies. Les refrains entêtants sont, selon les mots de l’universitaire James Kellaris, une « démangeaison musicale du cerveau », un « virus qui se fixe sur un hôte et se maintient en vie en se nourrissant de la mémoire de celui-ci ». La censure équivaudrait à nier ces montées d’émotions, à se protéger tant que l’on n’entend pas cette mélodie évocatrice qui reste ancrée avec les souvenirs qu’elle fait ressurgir.
En fin de compte, nous avons une difficulté à comprendre ce que Boris Vian, en 1957, nommait le “tube”. À ne pas vouloir comprendre ce qu’il raconte, nous créons des censures impossibles et fantasmées. La censure vulgaire s’inscrit dans la logique capitaliste car le tube c’est le marché, il s’échange contre de l’argent. Mais les tubes s’échangent aussi entre eux. Et ils le disent eux-mêmes, c’est toujours la « same old story (same old song) » de B. B. King. Ils s’échangent contre nos affects, qu’ils accueillent infiniment. Psychologiquement et effectivement, la censure voudrait nous priver de la nostalgie inhérente aux tubes.
Le tube, « cette rengaine qui traîne sans qualités » selon l’analyse de la « fantasmagorie fétichiste » de Karl Marx et Walter Benjamin, « nous fait accéder à nous ». L’accès à soi le plus singulier passe par le quelconque, s’ouvre dans l’expérience du banal, entrebâillé à la faveur d’une chansonnette. C’est en passant au-delà de la censure, en traversant « le monde marchant en mouvement » et « l’économie psychique » que l’accès à soi et l’accès de soi se réalise, non sans crise.
Sylvain Métafiot
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