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mercredi, 31 octobre 2018
Bernard Benoliel : « “Taxi Driver” se nourrit de la folie criminelle des seventies »
Article initialement publié sur Le Comptoir
Directeur de l’action culturelle et éducative à la Cinémathèque française, ancien critique aux « Cahiers du cinéma » et auteur d’ouvrages sur Clint Eastwood et Bruce Lee, Bernard Benoliel a consacré un essai au cinquième long-métrage de Martin Scorsese : « Taxi Driver » (Yellow Now, 2017). Film fournaise marqué au fer rouge du Nouvel Hollywood qui, au cœur d’une décennie agitée de bouillonnements contestataires au sein de laquelle les œuvres de Friedkin, Polanski ou Altman ont redéfini les codes du film noir, enfièvre les rues de New York d’un hyper-réalisme hallucinatoire, d’une ultra-violence cathartique et d’un dédoublement obsessionnel.
Le Comptoir : Dès l’introduction de votre essai, vous affirmez vouloir prendre à rebours les interprétations communes sur Taxi Driver, en visionnant le film « comme dans un miroir ». Quels sont les commentaires habituellement émis sur le film et pourquoi vouloir s’en départir ?
Bernard Benoliel : Taxi Driver est un film, à la mesure du choc provoqué à sa sortie et à chaque nouvelle vision, qui a suscité nombre d’analyses, d’interprétations, toute une glose critique très légitime, à la mesure aussi d’un phénomène essentiel : le film demeure pour une part énigmatique, il échappe à qui veut le cerner. Que peut-il bien signifier véritablement et, en particulier, comment comprendre les raisonnements et les actes de Travis Bickle, le personnage du taxi driver joué par Robert De Niro ? De ce point de vue, le film agit comme certains autres, célèbres et célébrés pour cette même raison, ce que la culture populaire appelle des films “cultes”, par exemple Vertigod’Hitchcock ou Mulholland Drive de Lynch, des œuvres avec lesquelles il est impossible d’en finir : « analyse terminée, analyse interminable », écrivait Freud en donnant bien sûr à l’analyse un autre sens qu’ici. En écrivant sur le film de Scorsese et en avançant dans son “analyse”, j’ai éprouvé ce vertige, cette spirale du sens, un vertige euphorisant car il encourage à toujours pousser plus loin, chaque fois le film répondant présent.
Alors oui, dans le préambule du livre, j’ai voulu résumer très vite le sens des commentaires majoritaires sur Taxi Driver, des commentaires qui parfois s’excluent ou s’opposent, ce qui de fait n’est pas étonnant, mais des commentaires qui, à force, ont tendance à figer le film et singulièrement Travis Bickle, un personnage qui se retrouve enfermé dans le tableau des psychoses – un portrait clinique qui encore une fois a sa part de vérité (le film est très “accueillant”) – et un personnage alors devenu seulement le révélateur d’une société déboussolée et criminogène. J’ai voulu assurément “libérer” Travis, le rendre à sa complexité ou à sa dualité.
On a beaucoup écrit aussi de Taxi Driver, sorti en 1976, qu’il faisait, à même le corps et l’âme de Travis – qui arbore plus d’une fois une veste militaire, appartenant au scénariste Paul Schrader –, le portrait d’un vétéran et témoignait d’un trauma d’après-guerre. Et même si Scorsese a déclaré : « Mon film n’est pas un commentaire sur le Vietnam. » De fait, certaines études ont fait de Taxi Driver un exemple patent de la crise de la masculinité en Occident dans les années 1970 quand d’autres ont annexé le même film pour lui faire rejoindre le corpus des vigilante movies, soit l’expression du retour d’une hyper virilité toujours en Occident et toujours à la même période.
De même, le film et le personnage, indissociables, ont beaucoup été lus à l’aune du catholicisme de Scorsese et du protestantisme de Schrader quand le réalisateur et le scénariste, pour leur part, ont souvent qualifié Travis de kamikaze, de samouraï ou de rônin, et même si Scorsese a dit une fois, nous aidant à mon sens à nous mettre sur le chemin du vrai Travis : « Travis, c’est la toute-puissance de l’esprit, mais sur le mauvais chemin. »
« On ne comprend rien à Taxi Driver si on refuse de voir que le film est traversé, travaillé en permanence par un “irréalisme”, un sur-réalisme ou un hyper réalisme qui confine au “gothique”, comme l’exprimait Scorsese, ou au fantastique. »
C’est cette piste que j’ai suivie, celle qui m’a paru la plus féconde et capable de renouveler une approche un peu en boucle du film, aidant à retourner ou renverser le sens, comme notre image s’inverse dans un miroir et comme celle du vrai Travis surgit dans la scène cruciale du miroir de Taxi Driver (« You talkin’ to me ? »). Et c’est précisément ma vision de cette scène névralgique qui m’a donné l’idée de proposer un renversement du sens du film. Ce faisant, il y avait la volonté aussi de rappeler les possibles puissances de l’analyse cinématographique tant je crois à une “politique du film”, à savoir qu’un film est le document primordial et qu’il en sait plus long que son auteur, ou ses auteurs en l’occurrence puisque ici on parle d’une création tricéphale, résultat de la volonté convergente de Scorsese, Schrader et De Niro, tous les trois sur une même longueur d’onde.
10:25 Publié dans Cinéma | Tags : le comptoir, sylvain métafiot, bernard benoliel, taxi driver, robert de niro, folie criminelle des seventies, martin scorsese, paul schrader | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 04 octobre 2018
Pièce et Main-d'Oeuvre : "La fabrication de post-humains créera deux espèces d'humanité."
Article initialement publié dans le 1er numéro de La Revue du Comptoir
Se réclamant des luddites anglais du XIXe siècle, ces ouvriers anglais qui sabotaient leur travail en détruisant les métiers à tisser, les citoyens anonymes de l’atelier grenoblois Pièces & main-d’oeuvre (PMO) luttent depuis quinze ans contre l’emprise grandissante de la tyrannie technologique sous ses formes les plus diverses : téléphone portable, surveillance généralisée, puces RFID, nanotechnologies, biométrie, transhumanisme, manipulations génétiques, etc. Considérant la technologie comme la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens, ils ne cessent de produire des enquêtes critiques publiées aux éditions L’échappée et sur leur site, afin de combattre cette nouvelle industrie de la contrainte. Leur mot d’ordre ? « Brisons les machines ! »
Le Comptoir : Lors de votre manifestation au forum TransVision – un cycle de conférences consacrées au transhumanisme qui se tenait à l’ESPCI ParisTech – vous distribuiez l’Appel des chimpanzés du futur. Ce tract faisait écho à la déclaration d’un transhumaniste désormais célèbre, l’universitaire britannique Kevin Warwick, qui a déclaré qu’à l’avenir, « ceux qui décideront de rester de [simples] humains et refuseront de s’améliorer, auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » Que voulait-il dire ? Pourquoi refuser cette « amélioration » ?
Pièces & main-d’oeuvre : Les transhumanistes sont les héritiers du courant eugéniste qui, dans les années 1930, prônait l’”amélioration” de l’espèce par la sélection biologique des individus, à l’instar du biologiste Julian Huxley (frère d’Aldous), inventeur du mot ”transhumanisme”. Leur projet est identique : remplacer l’évolution naturelle par une mutation artificielle, dirigée. Dépasser les « voies anachroniques de la sélection naturelle », comme dit le généticien fondateur du Téléthon, Daniel Cohen, pour fabriquer en laboratoire l’espèce qui nous remplacera. Une espèce hybride, mi-organique, mi-cybernétique (cyborg), prétendument ”augmentée” par l’incorporation de dispositifs technologiques. Les transhumanistes revendiquent le droit de façonner leur corps à leur guise, afin d’en améliorer les ”performances” physiques, sensorielles, cognitives, émotionnelles, pour, finalement, tendre vers l’immortalité. Les technologies convergentes – nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives – produisent déjà des ”pièces” de l’homme-machine : implants, prothèses, organes artificiels, interfaces électroniques. Le transhumanisme n’est plus seulement une idéologie : il est à la fois le produit du techno capitalisme contemporain et un promoteur du progrès technologique. Aussi, de gauche à droite, les progressistes applaudissent ces ”avancées de la science”, sources de croissance et de puissance.
Comme l’eugénisme biologique, l’eugénisme technologique sélectionne les individus : les ”augmentés” et les ”diminués”. Les derniers correspondant à la sous-espèce de Kevin Warwick : ceux qui ne pourront ou ne voudront pas devenir cyborgs. De facto, la fabrication de post-humains créera non pas une humanité à deux vitesses, mais deux espèces d’humanité. On sait ce qu’il advient des soushommes dans une société de surhommes, d’Übermenschen ; et des chimpanzés dans un monde anthropisé – chasseurs, agriculteurs, citadins. Afin de ”s’améliorer”, les transhumanistes rejettent leur histoire naturelle pour devenir des artefacts, dépendants de leurs concepteurs, fabricants et vendeurs. Quitte à détruire l’universalité de la condition humaine au profit d’un chaos asocial, où chacun s’auto-conçoit selon son désir et où nul ne se reconnaît en personne. Pour eux, l’humain est l’erreur : fragile, faillible, soumis au hasard de l’évolution. Leur toute-puissance doit élargir l’emprise sur l’espèce. Leur volonté doit soumettre le processus évolutif pour lui substituer un ”fonctionnement machinique”, optimisé et sous contrôle : totalitaire. Ayant fait de cette planète un monde-machine, une cyber-sphère, les technocrates s’emploient à la peupler d’hommes-machines, suivant l’injonction du cybernéticien Norbert Wiener, en 1945 : « Nous avons modifié si radicalement notre milieu que nous devons nous modifier nous-mêmes pour vivre à l’échelle de ce nouvel environnement. » Avant, espèrent-ils, d’aller coloniser d’autres planètes, selon la politique de la ”Terre brûlée”.
L’Appel des chimpanzés du futur évoque cet élan historique qui, depuis plus d’un siècle, a vu converger dans un même mouvement la technologie et le totalitarisme. Quels que soient les régimes, la technocratie fait de la puissance techno-scientifique le moteur et le but du ”progrès”. Ce ”progrès” technologique est un regrès social et humain. Contre le transhumanisme, ce nazisme en milieu scientifique, nous devons, pour rester humains, penser et nommer les choses. Les idées ont des conséquences. Nous, animaux politiques, devons formuler les idées justes pour défendre notre humanité contre le machinisme des transhumanistes.