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mardi, 21 janvier 2020
Le triomphe sur la vie fugitive
« Eh bien, que penses-tu de ce monde dans lequel il nous faut vivre ? N'est-ce pas un enfer ? N'est-ce pas révoltant et odieux ?
- En effet. C'est bien ainsi qu'est le monde.
- N'est-ce pas ! s'écria Goldmund en colère. Et combien de fois ne m'as-tu pas soutenu jadis que le monde était divin, que c'était une immense harmonie de sphères au centre desquelles trônait le Créateur, et que tout ce qui est était bon, etc. Tu prétendais que c'était dans Aristote ou dans Saint Thomas. Je suis curieux d'entendre comment tu expliques cette contradiction."
Narcisse sourit :
"Ta mémoire est admirable, et pourtant elle t'a un peu abusé. J'ai toujours proclamé avec vénération la perfection du Créateur, jamais celle de la création. Jamais je n'ai nié le mal dans le monde. Jamais encore, mon cher, un vrai penseur n'a prétendu que la vie sur terre se déroulait dans l'harmonie et le justice, ni que l'homme était bon. Au contraire, il est formellement écrit dans la Sainte Écriture que le cœur humain, dans ses rêves et ses aspirations, est mauvais et nous en avons chaque jour la preuve.
- Fort bien. Je finis par comprendre comment vous l'entendez. Donc l'homme est méchant et la vie sur terre une infamie, une cochonnerie, vous en convenez. Mais derrière tout cela il y a dans vos traités quelque part une justice, une perfection. Elles existent, on peut prouver leur réalité, seulement on ne les voit jamais à l’œuvre !
- Tu nous gardes, à nous théologiens, une solide rancune, mon cher ami ! Mais tu n'es toujours pas devenu un penseur, tu brouilles tout. Tu as encore quelques petites choses à apprendre. Pourquoi donc dis-tu que nous ne faisons aucun usage de l'idée de Justice ? Pas de jour, pas d'heure où nous ne la mettons en pratique. Moi-même, par exemple, je suis abbé, j'ai à diriger un monastère, et dans ce monastère, la vie est aussi peu parfaite et sans péché que dans le monde extérieur. Nous n'en dressons pas moins sans cesse et toujours l'idée de Justice contre la faute originelle ; c'est à mesure que nous cherchons à juger notre existence imparfaite, à corriger le mal et à établir dans notre vie un constant rapport avec Dieu.
- Bien sûr, Narcisse ; ce n'est pas toi que j'accuse et je ne veux pas dire que tu ne sois pas un bon abbé. Mais je songe à Rébecca, aux juifs que l'on brûle, aux fosses communes, à tous ces morts qui trépassent en masse, aux rues et aux maisons pleines et puantes de cadavres de pestiférés, à toute cette immense et horrible désolation, aux enfants restés seuls à l'abandon, aux chiens morts à la chaîne - et quand je pense à tout cela, quand j'évoque toutes ces images, mon cœur me fait mal et il me semble que nos mères nous ont enfantés dans un univers désespérément cruel et diabolique et qu'il vaudrait mieux qu'elles ne l'eussent pas fait, que Dieu n'ait pas créé ce monde d'épouvante et que le Sauveur ne se fût pas laissé clouer pour lui sur la croix."
Narcisse approuva son ami avec bienveillance.
"Tu as absolument raison, dit-il avec chaleur, va jusqu'au bout de ta pensée, ne me tais rien. Mais il y a un point sur lequel tu te trompes fort : ce que tu exprimes là, tu prends cela pour des idées. Ce sont des sentiments ! Ce sont les sentiments d'un homme que tourmente l'horreur de l'existence. Seulement n'oublie pas qu'à ces sentiments de tristesse et de désespoir d'autres sentiments s'opposent. Quand tu te sens à l'aise sur ton cheval et quand tu chevauches à travers un beau paysage ou quand - avec une légèreté incontestable - tu te faufiles dans le château pour faire la cour à la maîtresse du comte, alors l'univers t'apparaît sous un tout autre aspect, et tous les juifs et tous les bûchers du monde ne peuvent t'empêcher de chercher ton plaisir. N'en est-il pas ainsi ?
- Certes, c'est ainsi. C'est parce que le monde est plein de mort et d'épouvante que je cherche sans cesse à consoler mon cœur et à cueillir les belles fleurs qui poussent au milieu de l'enfer. Je jouis de la volupté et j'oublie l'horreur pour une heure. Elle n'en est pas moins là.
- Tu as trouvé là une excellente formule. Ainsi tu te sens entouré d'horreurs dans la réalité et tu te réfugies dans le plaisir. Mais le plaisir est fugitif, il te laisse ensuite dans la désolation.
- Oui, c'est cela.
- C'est ce qui se passe pour la plupart des hommes, toutefois, il en est peu qui sentent cela avec la même force et la même intensité que toi et peu qui éprouvent le besoin d'en prendre conscience. Mais dis-moi, en dehors de ce jeu de bascule entre la joie de vivre et le sentiment de la mort - n'as-tu pas essayé de trouver encore quelque autre voie ?
- Si, naturellement ; j'ai fait l'expérience de l'art. Je te l'ai dit déjà, entre autres choses je suis devenu artiste. Un jour, il y avait peut-être trois ans que je vous avais quittés pour aller dans le monde, trois ans passés presque entièrement sur les chemins, j'ai rencontré, dans l'église d'un monastère, une Madone de bois. Elle était si belle et je fus si ému à son aspect que je demandai le nom du sculpteur et recherchai celui qui l'avait faite. Je le trouvai, c'était un maître célèbre, je devins son élève et j'ai travaillé quelques années auprès de lui.
- Tu me raconteras tout cela plus en détail. Mais qu'est-ce que l'art t'a apporté, que signifie-t-il pour toi ?
- Le triomphe sur la vie fugitive ; je me suis rendu compte que, de la farce et de la danse macabre de la vie humaine, il y avait une chose qui demeurait, qui survivait, l’œuvre d'art. Elle aussi périt bien un jour, elle est consumée, gâtée, brisée. Mais tout de même elle survit à bien des vies humaines et constitue, au-delà de l'instant qui passe, un domaine paisible d'images et de choses saintes. Il me semble bon et consolant d'y travailler, car c'est presque conférer aux choses éphémères l'éternité. »
Hermann Hesse, Narcisse et Goldmund, Livre de poche, p. 327-328
21:35 Publié dans Littérature | Tags : le triomphe sur la vie fugitive, hermann hesse, narcisse et goldmund | Lien permanent | Commentaires (0)
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