« 2021-02 | Page d'accueil
| 2021-04 »
mercredi, 31 mars 2021
Ne travaillez jamais : Le secret c’est de tout dire ! de Gianni Giovannelli
Travailler ? Pourquoi faire ? Le narrateur de ce court récit aventureux, le fripon Salvatore Messana, serait plutôt enclin à lire le Droit à la paresse de Paul Lafargue et à commettre des petits larcins en bande plus ou moins organisée que d’assister à un meeting LREM sur la revalorisation de la « valeur travail ». Comme il le dit lui-même à l’entame du troisième chapitre : « L’expérience m’avait appris que, pour vivre dignement, il ne faut pas compter sur les faveurs d’autrui, mais user soi-même d’ingéniosité et d’intelligence, sans baisser la tête comme les moutons du troupeau. »
Déjà tout jeune, alors que la guerre se termine, il s’associe avec un petit camarade pour plumer les soldats américains traînant dans les rues à la recherche de prostituées bon marché dans sa petite ville des Pouilles. Parcourant la côte en direction du nord, il est accueilli dans la communauté d’un petit village de pêcheurs, travaillera sur le bateau du brave Ferdinando Cavaliere avant de s’enfuir suite à une scandaleuse affaire d’adultère qui risquait de lui exploser au visage. Il est ensuite engagé comme marin et traverse les océans pendant près de huit ans. Mais une combine élaborée à Istanbul va le confronter à son commandant de bord qui compte bien toucher sa part du gâteau. S’ensuivent menaces, coup monté et bastonnades. Mis à fond de cale pendant plusieurs semaines, brûlé par les chaînes chauffées au soleil, Salvatore est débarqué à Dakar, soigné et rentre en Italie.
C’est à Milan qu’il mettra en œuvre son stratagème le plus élaboré, après avoir frayé avec les voyous et les flics du quartier et passé quelques jours à l’usine où il déclenchera une révolte aussi soudaine que brève puisqu’il se fera virer dans la journée. Une chose certaine, c’est que l’expérience de l’usine ancre en lui le dégoût du conformisme : « Tous les gens s’affairaient dans cette pagaille grisâtre baignant dans le smog et s’auto-conditionnaient pour travailler frénétiquement, pour ne pas être submergé par la solitude, pour justifier leurs innombrables souffrances en tant qu’individus condamnés à vendre leur temps au patron. » Ces derniers exploits se déroulent selon la technique du blitz, où comment faire cracher au bassinet les patrons en à peine quelques jours de travail, avec de la hardiesse, beaucoup de culot et, le meilleur, la loi avec soi. Nous laisserons aux lecteurs curieux le soin de démêler les fils dudit stratagème mit en place avec quelques amis harassés par le travail. La nostalgie d’un retour au pays natal se fait néanmoins ressentir chez le narrateur. L’envie d’un lopin de terre, d’une vigne rien qu’à soi, dans la bonne vieille ville de Lecce, entouré de ses proches : « Nous n’étions pas des « ouvriers » mais des déracinés auxquels la civilisation avait tout pris. »
Notons que les aventures de Salvatore Messana (initialement publiées en 1983 de manière anonyme) sont inspirées par les coups d’éclats de l’ouvrier Stabile Fioravante qui, en l’espace de vingt mois, gagna dix-sept procès contre dix-sept entreprises différentes dont il réussit à se faire licencier en empochant, au passage, de juteuses indemnités. Porté par l’appel d’air des révoltes populaires de la fin des années 1960, l’ouvrage de Gianni Giovannelli n’a pas l’ambition de renverser le système capitaliste (le narrateur se défend d’être un militant) mais, plus modestement et drôlement, à faire connaître les failles juridiques permettant de récupérer une partie des gains des puissants injustement gagnés sur le dos des travailleurs : « Je ne me sentais pas le courage d’aller travailler, jour après jour, soumis au contrôle et au chantage d’une société, sans même connaître, pour pouvoir mieux la détester, la sale gueule du patron. »
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur Le Comptoir
12:09 Publié dans Littérature | Tags : ouvriers, patrons, usine, stabile fioravante, salvatore messana, milan, dakar, ferdinando cavaliere, italie, le comptoir, ne travaillez jamais, le secret c’est de tout dire !, gianni giovannelli | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 23 mars 2021
Vincent Roussel : « L’œuvre de Bertrand Blier est frappée d’oubli et d’indifférence. »
Qui connaît encore Bertrand Blier ? Ce nom évoque-t-il un panel d’images chez les moins de trente ans ? Les répliques des Valseuses ou de Tenue de Soirée sont-elles audibles dans les foyers biberonnés au streaming ? Conjurer l’oubli qui guette le cinéaste octogénaire (ainsi que les visions réductrices qui lui sont associés) c’est un des objectifs que s’est fixé le critique de cinéma Vincent Roussel à travers la monographie qu’il lui consacre : « Bertrand Blier, cruelle beauté » (Marest éditeur, 2020). Remontant le fil de ses souvenirs personnels, il ragaillardit – film par film, et avec chaleur mais sans flagornerie – un cinéma en guerre contre le conformisme et les conventions bourgeoises, aux saillies truculentes et dont les bourrasques provocatrices cachent bien souvent des cœurs fragiles empreints d’angoisse et de tendresse.
Le Comptoir : On réduit souvent ses films aux dialogues savoureux et à l’outrance rabelaisienne. Pourtant, dès son premier film, Hitler, connais pas (1963), Blier joue avec le montage pour donner l’illusion d’une interaction entre les jeunes gens qui sont interviewés séparément. Le spectacle est-il toujours la fonction première de sa mise en scène ? Comment évolue-t-elle au fil des ans ?
Vincent Roussel : Je ne sais pas si le mot « spectacle » est le plus approprié mais on a effectivement tendance à oublier que Blier n’est pas qu’un simple dialoguiste et qu’il a toujours cherché à excéder les limites imposées par ses scénarios par une approche toute personnelle de la mise en scène. Pour ce qui est de son évolution, il est bon de rappeler qu’après une tentative ratée d’adaptation littéraire (un projet autour de L’Écume des jours de Vian), Blier a écrit tous ses films. L’écriture est donc primordiale chez lui et il ne faut pas oublier que Les Valseuses (1974) fut d’abord un roman et un grand succès de librairie. D’ailleurs, lorsqu’il évoque le sujet dans ses entretiens, le cinéaste considère que c’est à partir de Beau-père (1981) qu’il s’est vraiment intéressé aux questions de mise en scène (il juge d’ailleurs le film trop « sophistiqué » et regrette que le metteur en scène ait vampirisé l’auteur).
Pourtant, on perçoit dans ses œuvres précédentes un style qui n’appartient qu’à lui : un goût pour les ellipses qui dynamisent le récit, une manière d’enfermer les personnages dans un cadre rigide (baies vitrées, grilles…) et de jouer sur la présence inquiétante du hors-champ (dans Buffet froid, par exemple). À partir de Trop belle pour toi (1989), ses mises en scène deviennent de plus en plus morcelées, elliptiques et déconcertantes (glissements oniriques, film dans le film, télescopages spatio-temporels…). Mais elles participent toujours, à mon sens, d’une volonté de ne pas se cantonner à une simple illustration de scénarios très écrits.
« Blier déteste avant tout le conformisme et l’ennui. »
09:30 Publié dans Cinéma | Tags : les valseuses, trop belle pour toi, buffet froid, georges lautner, marest éditeur, beau-père, hitler connais pas, cruelle beauté, comme un torrent, notre histoire, depardieu, le comptoir, sylvain métafiot, vincent roussel, l’œuvre de bertrand blier est frappée d’oubli et d’indifférence, si j'étais un espion, la femme de mon pote, merci la vie, tenue de soirée, calmos, jean rochefort, jean-pierre marielle, combien du m'aimes, sexisme | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 08 mars 2021
Contes matois : Le Plaisir après la Peine
Manuscrit du XVe siècle rédigé en turc ottoman, Le Plaisir après la peine (Faradj ba’d al-shidda), fait partie — avec Les Ruses des femmes d’al-Hawrânî — des deux œuvres qui inspireront l’orientaliste François Pétis de La Croix, élève d’Antoine Galland, pour la rédaction de son livre Les Mille et Un Jours (5 volumes publiés entre 1710-1712). Fort de sa maîtrise de l’arabe, du persan, du turc et de l’arménien du fait de ses dix années passées en Orient, Pétis de La Croix rédigea également une version française du Zafarnameh (1425) ou Histoire de Tamerlan du poète persan Sharafaddin Ali Yazdi, qui fut publiée à titre posthume (4 volumes entre 1722 et 1723). Ce petit volume réunit ici trois contes sur les quarante-deux que compte le texte original.
Tout commence par la prédiction d’un astrologue à deux futurs parents inquiets : la fille qui naîtra sera une démone, rusée, intelligente mais terriblement roublarde. Le vieux savant avait raison : Dellé, c’est le nom de la jeune fille, devient orpheline dès sa naissance, commet de nombreux larcins une fois grande, trouve un mari aussi fourbe qu’elle et provoque, par ses filouteries répétées, la colère du cinquième calife abbasside Hārūn ar-Rašīd (« le bien guidé »). « Les ruses de Dellé » ouvre ainsi ce petit recueil d’histoires avec malice. Dellé et ses filles dépouillent un amoureux, piègent un ânier chez le dentiste, se moquent d’un vieil aveugle faisant l’aumône, détroussent le poète Abou Doulama, dérobent la corbeille de noces d’une fraîche mariée, se jouent du richard Ali Qouthni et volent même des voleurs en se faisant passer pour des goules. Tant et si bien que le commandeur des croyants s’en trouve désespéré : « Je ne sais quelles mesures prendre pour mettre un terme aux déprédations de cette exécrable créature ! » Et bien que la morale réprouve ses actes, impossible de ne pas trouver sympathiques les astucieuses manigances de cette coquine.
Construite comme une suite de récits enchâssés les uns dans les autres l’« Histoire de Taher et de ses frères » débute, elle, par les mésaventures de Taher, négociant à Basra, dépouillé par ses trois méchants parents alors qu’ils voguaient au large. La parole revient ensuite à son esclave, Qamr-el-Behar, qui raconte son enlèvement par le frère aîné de Taher et poursuivie par ses deux propres frères, souverains de l’île d’Anqa (le thème de la méchanceté des frères est récurrent). Après une escapade en mer, les deux amants sont capturés par des pirates et Qamr-el-Behar devient la prisonnière du roi de l’île d’Irem. Taher entreprend de la libérer des griffes du monarque en demandant l’aide de la sorcière Chemset qui commande aux animaux…
Le dernier récit narre, quant à lui, les aventures d’un architecte de la ville de Bim, en Kerman (Iran), de sa femme et des trois vizirs envieux du sultan de Guvachir. Chargé par le souverain de construire un kiosque et un palais, le bâtisseur accompli sa tâche avec la plus grande maîtrise, élevant le plus beau des imarets et recevant, en gage de son travail, les honneurs et les richesses de la cour. Mais les trois vizirs du sultan, jaloux et haineux, intriguent pour déchoir l’architecte de sa gloire en utilisant sa femme dans l’affaire. Mal leur en prendra car cette dernière retourne ingénieusement le piège contre eux… Récit à la visée édifiante, il sermonne que l’avidité et la calomnie ne sont jamais récompensées. En ce sens, les lamentations des trois vizirs déchus pourraient inspirer quelque humilité à nos puissants d’aujourd’hui : « La haine et l’envie ont causé notre perte ; où en sommes-nous arrivés ? Quelle situation est la nôtre ? À quoi nous servent notre richesse et notre haut rang ? »
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur Le Comptoir