Comment les tenanciers du lieu et les habitués ont-ils accueillis votre proposition de les filmer ? À partir de quel moment ont-ils oubliés votre caméra ?

Je n’ai jamais caché le fait que je souhaitais les prendre en photo pour en faire une série. Mais je n’ai pas sorti l’appareil tout de suite. Je suis resté avec eux quelques jours pour leur parler et jouer au rami. Nous nous sommes apprivoisés. Certains se laissaient faire de bon cœur quand d’autres ne voulaient ni me regarder, ni me parler. Ils ont mis du temps à s’ouvrir à moi. Le changement s’est produit quand ils ont vu la série de photos et la tendresse qui s’en dégageait. Je m’approchais très proche des corps, souhaitant capter leurs dynamique et les sortir de leur environnement très connoté. Ils m’ont fait confiance à partir de ce moment-là et une réelle amitié s’est créée. Au bout de quelques années, même les plus réticents ont finis par me parler.

Qu’est-ce qui vous a décidé de passer de la photographie au film documentaire ?

Avec les photos je souhaitais capter leurs mouvements. On les appelle « piliers de bar », comme du mobilier, en effaçant leurs histoires individuelles, leurs parcours de vie. On imagine que l’on se rend dans un bar quand on n’a plus d’espoir, plus de vitalité, alors que c’est tout le contraire que j’ai trouvé à l’Atlantic Bar. Le simple fait de s’habiller, de sortir de chez soi, de traverser la rue pour aller s’entrechoquer avec d’autres gens est une preuve de vitalité. Il y avait donc une sorte de friction intéressante entre les préjugés que l’on porte sur ces lieux et les vies passionnantes des habitués. C’est en parlant avec eux que j’ai appris à les connaître et j’ai eu envie de raconter leurs histoires, ce qui ne peut pas se faire uniquement avec des photos. De là l’idée de faire un film.

Le microcosme du lieu est assez fascinant entre Sandro, le fils qui se destine à reprendre le bar, Gilbert l’ancien braqueur à moustache qui raconte ses coups d’éclats, Claude le poète galant qui cherche l’inspiration ou Alain qui a vécu dans la rue pendant des années. C’est pourtant Nathalie qui attire particulièrement votre regard.

Nathalie c’est l’actrice principale du bar, hors le film. C’est la metteuse en scène. Les bars sont des scènes de théâtre, des micro-sociétés où chacun joue son petit rôle. Ce sont des lieux dans lesquels on parle beaucoup et la parole devient performative, elle devient même de l’art, l’art du bon mot, du dialogue. Nathalie appelle les habitués comme on appelle des comédiens sur scène. Elle régit les rapports entre les uns et les autres et les rapports avec elle en fonction de ses désirs du moment. Claude est très conscient d’être le poète du bar, Gilbert c’est le joueur qui affiche son addiction via ses tatouages sur les phalanges, etc. C’est un théâtre avec Nathalie en son centre et Jean-Jacques, son mari, en co-metteur en scène et producteur.

Ce sont tous des acteurs, avec des vraies gueules de cinéma qui se font souvent photographier, donc je ne manquais pas de matière à filmer. Mais le vrai défi c’était de dépasser la gouaille du sud, la gouaille du bar, aller au-delà des archétypes qu’ils se donnaient et qu’on pouvait facilement leur accoler. Dans la grammaire du film on a donc des entretiens individuels, notamment à l’étage – les coulisses du théâtre – dans lequel Nathalie se livre et se décharge. Elle qui est un réceptacle à récits et à vulnérabilité en bas, pouvait se relâcher en haut, mais sans jamais se détacher du bar car le bruit lui arrivait sans cesse. Elle avait l’impression de vivre dans le bar continuellement, ce qui finit d’ailleurs par la rendre assez dingue.

« Nathalie c’est l’actrice principale du bar, hors le film. »

Dans l’un des entretiens individuels, Nathalie avoue boire pour se consoler de ne pas avoir un vrai chez soi, un lieu paisible. Tenir un bar du matin au soir tous les jours c’est aussi renoncer à une certaine vie intime.

Bien sûr, car ce ne sont pas seulement des tenanciers. Ce sont des psys, des parlements, des réceptacles. C’est un commerce de la parole, ils recueillent celle des autres mais doivent aussi libérer la leur quitte à exprimer leur propre vulnérabilité, et Nathalie en a beaucoup. L’ambivalence c’est qu’elle ne peut pas s’en passer, financièrement d’abord, politiquement ensuite (le couple est dominé par leur propriétaire), psychologiquement enfin car elle a besoin de ses habitués autant qu’ils ont besoin d’elle. Elle se réalise à travers le regard des autres. Et en même temps ce bar la tue : elle souffre d’alcoolisme. L’annonce de la vente du bar a fait émerger cette dualité en montrant que la vie d’un bar n’est pas toute rose malgré son caractère indispensable de lien social. On voulait éviter d’être complaisant en peignant un portrait fantasmé du « bar à l’ancienne ».

Comment s’est mis en place ce dispositif d’entretiens individuels ? C’était réfléchit en amont du tournage ?

C’était prévu en avance car cela nous permettait d’entrer dans l’intime de chacun et de créer une proximité. Cela me permettait également d’alimenter les conversations dans le bar en rebondissant sur tel ou tel propos raconté en entretien. Et c’était de toute façon cohérent avec l’objectif de raconter des histoires individuelles. Dans le montage, on a pu réaliser des dynamiques entre scènes de bar et entretiens en mettant en avant des contradictions mais surtout la lucidité des protagonistes. Ils sont toujours en contrôle de leurs récits, ce qui permet d’éviter le voyeurisme. Notre caméra n’était pas cachée mais pleine face. Quand Claude, notre poète maudit, se fait charrier en « poète Google » dans le bar, il affirme, l’instant d’après dans un entretien, que son rêve s’est d’être fou du roi, « pour faire croire que je suis con ». Le spectateur qui pensait avoir une longueur d’avance se retrouve face à quelqu’un de très lucide sur son rôle. Ce qui renforce la vitalité du bar.

« On voulait éviter d’être complaisant en peignant un portrait fantasmé du « bar à l’ancienne ». »

Le cas de Nathalie est encore plus fort. Son alcoolisme est abordé et je voulais montrer l’aspect cyclique de l’addiction. Elle avait arrêté de boire juste avant notre arrivée pour « bien passer devant la caméra » mais l’annonce de la vente du bar l’a bousculé et l’a fait replonger. Elle aurait sans doute recommencé à boire sans cet événement car il est très dur de se sortir de cette maladie sans accompagnement médical. Pour avoir moi-même grandi avec l’alcoolisme je connais assez bien les rouages de l’addiction : il y a le moment où l’on craque, puis le déni, la rémission, puis ce moment maniaque où l’on se ment à soi-même en croyant que tout va bien, jusqu’à ce qu’on craque à nouveau. Cette narration en cycle s’est révélée dans le montage : Nathalie dit qu’elle arrête de boire, la scène d’après elle est complètement ivre, et ensuite elle n’en parle pas. Pourtant, elle est très lucide sur sa maladie. On croyait la mettre face à ses contradictions et dans un entretien elle nous dit : « T’as pas compris. Quand t’es alcoolique, t’es alcoolique à vie. »

Vous entretenez des interactions directes avec les protagonistes mais vous vous abstenez de faire apparaître vos questions à l’image et de commenter avec une voix off. Pourquoi ce choix ?

Je voulais que les habitués prennent toute la place et que le spectateur puisse s’accouder au bar avec eux. Nous avons par ailleurs décidé de ne pas couper les moments où ils s’adressent à moi car nous souhaitions faire ressentir la proximité entre nous. Sachant qu’ils m’engueulent parfois ! En somme, dans le documentaire ce n’est pas un sujet actif qui filme un sujet passif, c’est un jeu à deux qui crée des tensions.

« Le bar c’est populaire, comme le foot » dit à un moment Jean-Jacques, le tenancier. Est-ce que l’un des objectifs du film est de montrer qu’il existe encore des lieux de vie vraiment populaire qui ne soient pas des lieux branchés hors de prix ? Ou du moins de les graver sur pellicule avant qu’ils ne disparaissent ?

Ces bars ferment les uns après les autres malheureusement, du fait de la loi du marché. Comme tous les lieux qui ne correspondent pas à des objectifs capitalistes. Jean-Jacques admet avoir une vraie politique de prix populaire : s’il refuse de monter ses prix c’est pour garder sa clientèle. Il a conscience politique plutôt aiguisé car il vient d’une famille de communistes italiens, et le bar servait de quartier général au parti communiste de la ville. C’est un tenancier avec une vision et une mission, ce qui le perd.

Je lui ai demandé pourquoi plus personne ne venait au bar : c’est parce que les flics font trop d’alcootests a-t-il répondu. Ce qui indique que les habitués ne peuvent plus rentrer chez eux à pied car ils n’habitent plus dans le centre-ville. Ils ont été relégués dans des banlieues, des zones désincarnées sans lieux de vie. On constate une disqualification des territoires pour ces gens modestes. Ils sont gentiment sommés de disparaître. Et ce genre de bar est remplacé par des commerces qui sont des lieux de consommation et non de vie.

En 1900 on comptait un demi-million de bistrots et de café en France. 200 000 en 1960 et 38 000 en 2016.

D’autres lieux d’entraide et de solidarité sont en train de se créer dans certaines communes, mais de façon moins organique que les bistrots.

Êtes-vous toujours en lien avec Nathalie et Jean-Jacques ? Que sont-ils devenus après la fermeture du bar ?

Bien sûr, on s’appelle régulièrement, surtout en ce moment pour la sortie du film. Actuellement, ils logent illégalement dans le bar parce qu’ils n’ont pas le choix mais cherchent un nouveau logement. Nathalie est sobre depuis dix jours et nous essayons de la faire entrer dans un cursus médical pour la soigner. Le bar est fermé mais les habitués sont toujours là et viennent avec leurs propres consommations. Il y a toujours l’espoir que l’acheteur qui devait acquérir le bar il y a un an se retire et que le propriétaire du fond soit d’accord pour baisser son prix.

« Ce genre de bar est remplacé par des commerces qui sont des lieux de consommation et non de vie. »

Idéalement, Jean-Jacques et Nathalie aimeraient remonter un lieu, une ginguette qui se nommerait « Atlantic Bar » avec tout un mur dédié au film. Mais ils sont confrontés à de nombreux empêchements financiers et psychologiques. Le film leur a mis du baume au cœur et leur a permis de s’exprimer. Ils participent d’ailleurs aux projections quand ils le peuvent. Certains spectateurs se proposent même de les aider et une cagnotte a été ouverte pour les soutenir financièrement (ils vivent avec 400 euros par mois à deux).

Sylvain Métafiot

Nos Desserts :

• La cagnotte Leetchi pour sauver l’Atlantic Bar
• Parcourez le compte Instagram de Fanny Molins pour découvrir ses photographies
• « Bars, cafés, bistrots… Pourquoi ces lieux sont-ils emblématiques de l’art de vivre à la française ? »

Article initialement publié sur Le Comptoir