lundi, 19 novembre 2018
Prophétie d’apocalypse : En attendant la fin du monde de Baudoin de Bodinat
Article initialement publié sur Le Comptoir
Désespérons, oui, mais avec style. « & maintenant à se donner le beau rôle de “sauver la planète” – prétention inconvenante, d’abord ridicule et vouée à l’échec si c’est à y employer ce même rationalisme à qui nous devons d’en être arrivés là sous la conduite de la passion lucrative, qui entend spéculer habilement sur l’apocalypse elle-même, accumuler bonus et dividendes au seuil même de son néant. Tout au plus s’agirait-il de sauver quelques meubles de notre monde humain – mais c’est comme un incendie de maison : il y a un certain point de ronflement du brasier marquant l’inutilité de continuer à s’agiter. Des mondes, la planète s’en fera d’autres ; comme c’est à la faveur d’autres extinctions que nous devons d’être entrés dans la carrière. »
De toute évidence, Baudoin de Bodinat n’est pas de son époque. Écrivain d’une discrétion absolue, antimoderne tellurique, né trop tard dans un monde ayant tôt fait de remplacer les anciennes féodalités traditionnelles par de nouveaux asservissements modernes, c’est d’une langue ciselée (quoi que parfois trop alambiquée) sur la pierre noire des moralistes du XVIIe siècle qu’il découronne tous les dégoûts que lui inspire son temps et que la plupart de nos contemporains, paradoxalement englués dans la frénésie techno-sociale, ont passivement acceptés comme état de fait quand ils n’en chantent pas bruyamment les louanges : « l’existence confortable administrée et sous vidéosurveillance, l’abreuvement continu au flux des divertissements dispensés par les fermes de serveurs et à celui des idioties récréatives du réseau, l’épanouissement béat de la mondialisation heureuse, son indifférence à tout ce qui n’est pas son propre miroir, la conviction qu’elle entraîne de sa perfection, de son progrès inévitable, de ses roues bien huilées. » Ce qu’il faut bien comprendre c’est que cette litanie des nuisances, déroulée d’une amer ironie, non content de ravager l’environnement naturel du globe, n’est pas non plus sans effet sur l’homme mais participe bien d’une « atrophie ou une déchéance de la faculté sensible ». Nous devenons étranger à nous-mêmes et aux choses qui nous entourent.
Par contraste, l’ouvrage est agrémenté de photographies, d’un noir et blanc d’une belle sobriété, d’un petit village indécis et tortu, perdu dans un coin reculé du pays où les heures vides de l’ennui reprennent leur droit sur le cours débridé de la vie sociale. Le silence véritable est assurément une vertu permettant de retrouver la saveur sensible de l’air et des êtres, de « s’ennuyer parmi le monde des choses avec ses lointains, ses échos infimes en soi-même, résonances où l’esprit se cherche parmi les sensations, se livre à des imaginations. » Pour qui partage la douloureuse sensation d’être complètement (ou en partie) étranger aux turpitudes du monde actuel trouvera en Baudoin de Bodinat la complicité d’un frère en neurasthénie. Les autres renouvelleront leur abonnement au Nouvel Obs.
Sylvain Métafiot
14:14 Publié dans Littérature, Politique | Tags : prophétie d’apocalypse, sylvain métafiot, le comptoir, antimoderne, en attendant la fin du monde, baudoin de bodinat | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 04 octobre 2018
Pièce et Main-d'Oeuvre : "La fabrication de post-humains créera deux espèces d'humanité."
Article initialement publié dans le 1er numéro de La Revue du Comptoir
Se réclamant des luddites anglais du XIXe siècle, ces ouvriers anglais qui sabotaient leur travail en détruisant les métiers à tisser, les citoyens anonymes de l’atelier grenoblois Pièces & main-d’oeuvre (PMO) luttent depuis quinze ans contre l’emprise grandissante de la tyrannie technologique sous ses formes les plus diverses : téléphone portable, surveillance généralisée, puces RFID, nanotechnologies, biométrie, transhumanisme, manipulations génétiques, etc. Considérant la technologie comme la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens, ils ne cessent de produire des enquêtes critiques publiées aux éditions L’échappée et sur leur site, afin de combattre cette nouvelle industrie de la contrainte. Leur mot d’ordre ? « Brisons les machines ! »
Le Comptoir : Lors de votre manifestation au forum TransVision – un cycle de conférences consacrées au transhumanisme qui se tenait à l’ESPCI ParisTech – vous distribuiez l’Appel des chimpanzés du futur. Ce tract faisait écho à la déclaration d’un transhumaniste désormais célèbre, l’universitaire britannique Kevin Warwick, qui a déclaré qu’à l’avenir, « ceux qui décideront de rester de [simples] humains et refuseront de s’améliorer, auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » Que voulait-il dire ? Pourquoi refuser cette « amélioration » ?
Pièces & main-d’oeuvre : Les transhumanistes sont les héritiers du courant eugéniste qui, dans les années 1930, prônait l’”amélioration” de l’espèce par la sélection biologique des individus, à l’instar du biologiste Julian Huxley (frère d’Aldous), inventeur du mot ”transhumanisme”. Leur projet est identique : remplacer l’évolution naturelle par une mutation artificielle, dirigée. Dépasser les « voies anachroniques de la sélection naturelle », comme dit le généticien fondateur du Téléthon, Daniel Cohen, pour fabriquer en laboratoire l’espèce qui nous remplacera. Une espèce hybride, mi-organique, mi-cybernétique (cyborg), prétendument ”augmentée” par l’incorporation de dispositifs technologiques. Les transhumanistes revendiquent le droit de façonner leur corps à leur guise, afin d’en améliorer les ”performances” physiques, sensorielles, cognitives, émotionnelles, pour, finalement, tendre vers l’immortalité. Les technologies convergentes – nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives – produisent déjà des ”pièces” de l’homme-machine : implants, prothèses, organes artificiels, interfaces électroniques. Le transhumanisme n’est plus seulement une idéologie : il est à la fois le produit du techno capitalisme contemporain et un promoteur du progrès technologique. Aussi, de gauche à droite, les progressistes applaudissent ces ”avancées de la science”, sources de croissance et de puissance.
Comme l’eugénisme biologique, l’eugénisme technologique sélectionne les individus : les ”augmentés” et les ”diminués”. Les derniers correspondant à la sous-espèce de Kevin Warwick : ceux qui ne pourront ou ne voudront pas devenir cyborgs. De facto, la fabrication de post-humains créera non pas une humanité à deux vitesses, mais deux espèces d’humanité. On sait ce qu’il advient des soushommes dans une société de surhommes, d’Übermenschen ; et des chimpanzés dans un monde anthropisé – chasseurs, agriculteurs, citadins. Afin de ”s’améliorer”, les transhumanistes rejettent leur histoire naturelle pour devenir des artefacts, dépendants de leurs concepteurs, fabricants et vendeurs. Quitte à détruire l’universalité de la condition humaine au profit d’un chaos asocial, où chacun s’auto-conçoit selon son désir et où nul ne se reconnaît en personne. Pour eux, l’humain est l’erreur : fragile, faillible, soumis au hasard de l’évolution. Leur toute-puissance doit élargir l’emprise sur l’espèce. Leur volonté doit soumettre le processus évolutif pour lui substituer un ”fonctionnement machinique”, optimisé et sous contrôle : totalitaire. Ayant fait de cette planète un monde-machine, une cyber-sphère, les technocrates s’emploient à la peupler d’hommes-machines, suivant l’injonction du cybernéticien Norbert Wiener, en 1945 : « Nous avons modifié si radicalement notre milieu que nous devons nous modifier nous-mêmes pour vivre à l’échelle de ce nouvel environnement. » Avant, espèrent-ils, d’aller coloniser d’autres planètes, selon la politique de la ”Terre brûlée”.
L’Appel des chimpanzés du futur évoque cet élan historique qui, depuis plus d’un siècle, a vu converger dans un même mouvement la technologie et le totalitarisme. Quels que soient les régimes, la technocratie fait de la puissance techno-scientifique le moteur et le but du ”progrès”. Ce ”progrès” technologique est un regrès social et humain. Contre le transhumanisme, ce nazisme en milieu scientifique, nous devons, pour rester humains, penser et nommer les choses. Les idées ont des conséquences. Nous, animaux politiques, devons formuler les idées justes pour défendre notre humanité contre le machinisme des transhumanistes.
lundi, 06 août 2018
La banalité du bien ou la possibilité d’un altruisme radical
Article initialement publié sur Le Comptoir
Est-ce une décision initiale qui fait pencher l’individu du côté du bourreau ou du héros ? Rares sont les résolutions franches et réfléchies marquant une rupture radicale avec les conduites passées. Les actions humaines obéissent à une espèce de logique ou de continuum qui s’intègre dans la structure de la personnalité (et qui inclut un ensemble de croyances plus ou moins organisées). Malgré tout, il existe bien une “première fois”, un acte inaugural qui ouvre soit à la docilité soit à la résistance. Et ce “premier acte” est d’une importance décisive parce qu’il est rare que l’on revienne en arrière, que l’on rompe avec nos manières d’être. Et si certains mettent le doigt dans l’engrenage de l’obéissance à une autorité destructrice, d’autres franchissent le pas du secours gratuit, du refus de la souffrance, de la bonté absolue.
Depuis le XVIIIe siècle on a tendance à penser que l’Homme ne souhaite que réaliser ses propres intérêts, que le désintéressement pur n’existe pas, qu’il y a toujours un intérêt (explicite ou caché) derrière chaque action. Cela a été théorisé – notamment en économie où l’égoïsme est le postulat général de départ – par Hobbes, La Rochefoucauld, Mandeville, Bentham, Francis Edgeworth, Denis Mueller. De là découle le calcul coût/avantage du courant néoclassique. Sigmund Freud et John Rawls affirment également que l’être humain aspire uniquement à son propre bonheur sans se soucier des autres. C’est pourtant une vision réductrice des motivations qui nous poussent à aider autrui.
Si certains individus trouvent une satisfaction personnelle dans l’altruisme cela est sans doute plus le fruit du résultat des actions généreuses qu’un but préalable à ces actions. L’opposition entre un homme “idéalisé” par les sciences sociales et un homme “réel” dont les motivations échappent parfois à l’analyse rationnelle découle d’une vision quasi divine de l’altruisme : cette générosité absolue serait d’une pureté inaccessible. Le postulat égoïste est pourtant mis à mal par les jugements éthiques que nous formulons tous les jours et par les actions bienveillantes issues de ces jugements. A priori, nous condamnons fermement tous ceux que la souffrance d’autrui laisse de marbre (il en existe) et louons ceux qui se dévouent pour les autres (malgré leur rareté). Sans être des modèles de vertu, la solidarité s’exprime globalement envers tout un chacun dans la mesure du possible. Si l’intérêt n’est pas absent de l’altruisme ce n’est pas non plus son objectif final.
Adam Smith, reprenant une thèse formulée par Francis Hutcheson et David Hume, affirme, dans La Théorie des sentiments moraux, que les actions des individus s’articulent entre l’intérêt propre (amour de soi) et l’intérêt des autres (sympathie). La psycho-sociologie américaine affirme également qu’il n’y a pas de raison théorique de privilégier le paradigme égoïste pour expliquer les actions généreuses. Le postulat égoïste doit donc prouver ses dires aux vues des expériences empiriques.
Mais si l’altruisme existe bel et bien, comment se fait-il que 1% à peine de la population allemande ait résisté au nazisme ? Et que dans cet océan de passivité des individus comme Giorgio Perlasca ou André Trocmé sauvèrent des milliers de Juifs ?
lundi, 09 juillet 2018
Le tournant néo-libéral en Europe de Bruno Jobert
Article initialement publié sur Le Comptoir
Loin d’être le simple résultat de circonstances extérieures, le tournant néo-libéral qui s’inaugure au tout début des années 1980 s’explique d’abord par l’usure confirmée des modèles anciens et l’élimination rapide d’orientations alternatives. Sa permanence, en revanche, résulte plutôt des modifications en profondeur du climat intellectuel des années 1970 et son ancrage dans un grand dessein européen. L'ouvrage dirigé par Bruno Jobert montre que le processus d’imposition et d’acceptation du changement de référentiel passe par le fonctionnement différencié de plusieurs instances qu’il nomme forums. Il distingue notamment le forum de la communication politique, qui constitue une scène de construction de la réalité sociale sur laquelle vont se modifier les termes de la rhétorique politique dans un contexte de sortie de la guerre froide… Le consensus modernisateur s’efface devant une nouvelle rhétorique exaltant les gagnants de la nouvelle compétition et stigmatisant les blocages sociaux. Le discours néo-libéral adopté par la nouvelle opposition constitue dans un premier temps une stratégie de disqualification de l’adversaire au pouvoir. Ainsi, plutôt que d’opposer la droite à la gauche, il vaut mieux opposer les républicains et les socialistes.
Évoquons également l’invasion de la société française par un groupe social qui fera du néo-libéralisme anti-étatique un outil puissant d’élimination de ses concurrents : les économistes d’État. C’est une élite dirigeante dont le camp de base est le ministère de l’Économie (puissant outil de promotion s’il en est), parachevant ainsi la grande reconquête amorcée avec la constitution de la Ve République. Dans ce travail d’appropriation, l’homogénéisation croissante du discours de cette élite a joué un rôle essentiel. Dans les périodes antérieures, le pluralisme des orientations intellectuelles contrebalançait quelque peu la monopolisation des capacités d’expertise de l’État : elle autorisait un accès plus ouvert des différents acteurs du jeu social à ces ressources. L’arrivée de la gauche au pouvoir joue un rôle majeur. Dès le début du septennat de Mitterrand, on assiste à une marginalisation des recettes étatistes keynésiennes mais aussi du modèle néo-corporatiste de la deuxième gauche.
De la rencontre entre le néo-libéralisme dominant et les institutions de l’État-providence à la française va finalement résulter un compromis : ni élimination du second ni simple juxtaposition des deux réseaux de politique publique construits autour de référentiels différents. Elle aboutit plutôt à une réinterprétation de cet État-providence qui joue sur la complexité de son organisation et la polysémie de ses principes fondateurs et permet ainsi des reconstructions marquantes. L’expérience de la première cohabitation a marqué les limites du néo-libéralisme doctrinaire, plus particulièrement quand celui-ci prétend passer aux pertes et profits l’héritage de l’État-providence. En cela, on peut noter le poids des institutions. La solution qui aurait consisté à démanteler purement et simplement l’État-providence, bien que réclamée par les ultra-libéraux, n’est pas à l’ordre du jour aussi bien du fait des résistances institutionnelles et politiques que de l’attachement des Européens à leur modèle social. Dès lors, la recherche d’un système de protection sociale qui soit plus favorable à l’emploi est devenue un trait commun des réformes conduites et relayées par les analyses menées au sein de l’Union européenne.
Sylvain Métafiot
10:59 Publié dans Economie, Politique | Tags : bruno jobert, le tournant néo-libéral en europe, le comptoir, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 26 juin 2018
La banalité du mal : comment l’homme peut devenir un monstre
Article initialement publié sur Le Comptoir
Guerres, idéologies meurtrières, pression de l’autorité : toute situation de mise à l’épreuve entraîne des choix. Terrifiants pour certains qui se transforment en « salauds », courageux pour d’autres qui parviennent à rester intègres. Si les figures du héros et du bourreau évoluent au fil des siècles, elles ne cessent de nous renvoyer à nous-mêmes. Et nous enseignent de ne jamais cesser de penser.
Comment comprendre cette facilité des hommes à entrer dans des processus de violence extrêmes ? Nombre de raisons permettent d’éclairer ces conduites de destructivité. Parmi celles-ci, la soumission à l’autorité (du moins lorsqu’elle est revêtue d’une légitimité qui conduit à l’obéissance et à la docilité) ; le poids de l’idéologie qui déshumanise les individus ; la mise en place d’institutions (tels les camps de concentration) où les inhibitions morales sont d’autant plus aisément levées que certains sont placés dans des fonctions qui leur attribuent tout pouvoir sur les autres. Mais ces facteurs qui tiennent aux circonstances ou à l’environnement ne peuvent opérer de façon funeste que si les individus se laissent prendre par la contrainte exercée sur eux, quoiqu’ils n’en soient pas conscients, c’est-à-dire s’ils renoncent à la conscience de leur responsabilité personnelle.
À cet effet, le philosophe Michel Terestchenko, dans son essai Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien, propose de penser les conduites humaines face au mal selon un nouveau paradigme, celui de l’absence à soi ou de la présence à soi. Ce modèle a pour but premier de dépasser l’opposition traditionnelle égoïsme/altruisme, qui ne permet pas d’appréhender au plus près les conduites humaines de destructivité, pas plus que celles de secours (du moins si l’on donne à la notion d’altruisme le sens d’une action en faveur des autres, gratuite et désintéressée).
lundi, 11 juin 2018
Produits douteux : La Fabrique des héros
Article initialement publié sur Le Comptoir
Le héros est fabriqué : étymologiquement, c’est un personnage mythologique, un demi-dieu du paganisme gréco-romain. Sa construction peut être organisée pour servir des objectifs peu glorieux et son culte répond parfois à des fins manipulatrices et meurtrières.
L’accession au statut de héros, imaginaire ou réel, s’accomplit à travers un processus analysé dans La Fabrique des héros par une poignée de chercheurs, qui décryptent notamment « la fabrication du héros national en tant qu’il n’est jamais simplement donné par l’histoire, mais construit, à la fois culturellement et socialement, sa figure pouvant varier selon les périodes historiques et les contextes politiques ». Et de citer une kyrielle de personnages peu recommandables, de Franco à Mussolini, en passant par Hitler, Staline et bien d’autres. Car les totalitarismes cultivent les héros, le chef au premier plan, mais pas seulement : des personnages historiques récupérés et des nouvelles figures archétypales incarnant les valeurs du régime. Leur culte vise à unifier la nation : « Les héros nationaux, dont l’image est susceptible de manipulations ou de reconstructions circonstancielles, se prêtent tout particulièrement à l’exploitation nationaliste des sentiments d’appartenance collective ». Dans les systèmes totalitaires, les héros « sont la projection de l’Un – État, masses, parti, homme nouveau –, l’incarnation du fantasme générateur de la société nouvelle ». C’est aussi le culte des morts de la Première Guerre mondiale (pratiqué également par la France pétainiste) qui sert de terreau ou de ciment au régime, fasciste en Italie, nazi en Allemagne et à préparer les masses à la prochaine guerre. Voltaire, en 1735, comparait les héros à des bouchers : « J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que des héros. » Il ressort en effet que le héros est souvent un guerrier, son culte annonçant les futurs massacres menés en son nom. Car la nation réclame “son lot de vies sacrifiées”, le sacrifice étant un critère primordial de l’héroïsation. Ainsi, des criminels de guerre eurent leurs monuments en Autriche ; les héros franquistes sont célébrés en Espagne ; au Japon le sanctuaire de Yasukuni commémore les criminels de guerre condamnés après la Seconde Guerre mondiale, comme ceux qui ont mené des opérations coloniales.
Le culte du héros devrait pourtant susciter la défiance. Il permet d’endormir les velléités de rébellion en offrant du prêt-à-penser, détourne l’attention des véritables problèmes, unifie autour de valeurs parfois abjectes, endoctrine, etc. « Malheureux le pays qui a besoin de héros », fait dire à son personnage principal Bertolt Brecht dans sa pièce La vie de Galilée. D’autant que les vrais héros, si l’on peut dire, n’ont pas besoin de statues. La plupart sont des anonymes et le resteront ou, du moins, ne feront pas l’objet d’un culte.
Dans nos sociétés démocratiques occidentales modernes, on assiste, décrit l’ouvrage, au « passage du modèle héroïque d’identification collective à l’individualisation et à la banalisation » du héros, plus éphémère (sportifs, stars, personnages emblématiques tels les pompiers, les “humanitaires”…). Dans la civilisation des loisirs et du spectacle, on parlera d’autant plus de héros fabriqué, produit, même s’il nécessite tout de même l’adhésion du public. Le culte a peu ou prou la même fonction : éduquer, édifier, unifier, endormir les protestations – unanimisme et bons sentiments pour éviter les polémiques. En France, les Coluche, Cousteau, abbé Pierre et autre général de Gaulle pratiquement béatifiés sont devenus des figures intouchables, interdites ou presque de critiques, ce qui n’est jamais bon signe. On fabrique des héros à tour de bras, des exemples à suivre, qui tirent les larmes et forcent l’admiration du bon peuple. La télévision en regorge, on n’y compte plus les personnages intègres au grand cœur, positifs à l’extrême, tendance moralisateurs, défendeurs de la veuve et de l’orphelin. Ici le héros n’est pas un salaud, et son culte n’est pas meurtrier. Simplement anesthésiant.
Sylvain Métafiot
20:07 Publié dans Politique | Tags : le comptoir, produits douteux, la fabrique des héros, sylvain métafiot, mythologie, propagande, alekseï stakhanov | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 23 avril 2018
Quatre voix capitales : De colère et d’ennui de Thomas Bouchet
Article initialement publié sur Le Comptoir
Paris, 1832. Alors que l’insurrection des républicains fait rage et que le choléra s’insinue dans les foyers, quatre femmes sortent des limbes des petites destinées personnelles pour apparaître, chacune à leur manière, sur la scène de la grande Histoire. C’est Adélaïde, la bourgeoise, qui aime correspondre avec son amie et arpenter le jardin des Plantes mais qui redoute les criminels qui rôdent autour du quartier de la rue de la Seine-Saint-Victor autant que la maladie qui fait effraction dans son quotidien convenu. C’est Émilie, militante farouche de la cause saint-simonienne, haranguant les travailleurs dans les cafés, prêchant la parole du Père, se faisant copieusement insultée par les habitués des estaminets de Ménilmontant. C’est Louise, la marchande ambulante, embrigadée (malgré elle ?) sur les barricades aux côtés des républicains, arrêtée à plusieurs reprises par la police, interrogée sans relâche, emprisonnée plusieurs années à Saint-Lazare pour actions subversives. C’est Lucie, enfin, recluse dans un couvent de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, qui jouit intérieurement de sa foi extatique pour le Christ, hallucinant son amour pour Lui, “aidée” en cela par le choléra qui la détruit à petit feu.
Historien spécialisé dans la pensée et les pratiques politiques et sociales de la France du XIXe siècle, Thomas Bouchet (que nous avions interviewé à propos de son ouvrage Les Fruits défendus : Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours) s’empare cette fois-ci de la fiction pour relater les bouleversements de l’année 1832. Si le chercheur a parcouru de long en large la monarchie de Juillet pendant des décennies, accumulant un savoir érudit sur cette période charnière de l’histoire de France, l’écrivain se fait fort de donner corps et âme à des personnages qui possèdent les traits de personnalités ayant réellement existé. Comme il l’avoue lui-même : « À bien des égards Adélaïde ressemble à Alphonsine Delaroche épouse Duméril, Émilie à Claire Démar, Louise à Louise Bretagne. » S’appuyant sur une enquête minutieuse des archives de la police, des journaux, des livres et des registres de la morgue, Thomas Bouchet rend plus que vraisemblable les voix de ces quatre femmes qui, bien qu’étant issues de son imagination, révèlent la réalité sensible et tragique de cette époque pleine de révolte et de mélancolie.
Sylvain Métafiot
11:40 Publié dans Littérature, Politique | Tags : de colère et d’ennui, thomas bouchet, le comptoir, quatre voix capitales, sylvain métafiot, 1832, paris | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 24 février 2018
Quand le tourne-disque surchauffe : les tubes face à la censure
Article initialement publié sur Le Comptoir
Après avoir tracé une « histoire de nos oreilles » dans « Écoute » (2001) et définit une « éthique de l’espionnage » dans « Sur écoute » (2007), le philosophe et musicologue Peter Szendy nous invite, dans « Tubes : La philosophie dans le juke-box » (2008), à re-connaître ces chansons habituelles, ces « vers d’oreille » que l’on surprend au hasard à la radio ou dans les magasins et qui hantent notre quotidien de façon plus ou moins inconsciente. S’efforçant de donner une « dignité philosophique à un objet aussi banal et singulier », il s’exerce, à la manière de Walter Benjamin analysant les publicités, à penser le tube sous l’égide du principe fondateur de la philosophie : l’étonnement. Balade au cœur de ces airs comme ça, en compagnie d’ « Imagine » de John Lennon, « Georgia in my mind » de Ray Charles, Aretha Franklin ou Serge Gainsbourg.
Le chapitre intitulé « Mélodie interdite » mérite à lui seul une attention particulière. Paradoxalement, la censure musicale ne peut s’exercer sur une mélodie, mais sur ses paroles. Et si un genre peut à lui seul être interdit, ces « hymnes intimes au capital » ne peuvent faire l’objet d’aveu.
Les tubes en tant qu’hymnes inavouables
Censurer un tube ? Drôle d’idée. Ces chansons archi-connues ne semblent pas, a priori, être suspectes de messages subversifs, injurieux ou révolutionnaires. La commercialisation à outrance dont elles sont l’objet les poussent davantage à se conformer à une certaine “bien-pensance” globale afin de toucher le plus grand nombre possible dans une logique, non pas de reconnaissance artistique, mais de rentabilité financière. Exit donc les textes provocants ou dérangeants. Et pourtant… Les tubes « évoquent des pensées inavouables, ils représentent ce qu’il vaudrait mieux taire, dans le secret gardé ». Ce qu’illustre parfaitement la chanson de Serge Gainsbourg, Mélodie interdite, interprétée par Jane Birkin : « Il est interdit de passer / Par cette mélodie / Il est interdit de passer / Par cet air-là / Cette mélodie est privée / Strictement interdit danger… / Ce que cette mélodie me rappelle / C’est strictement confidentiel… »
Ce tube suggère l’interdit, se prête à la censure mais n’en fait pourtant pas l’objet. Car « la mélodie qui s’autodésigne dans la chanson » n’a aucune raison d’être censuré de par son essence même, étant donné qu’elle n’a pas de “contenu déterminé”. Le texte seul semble être concerné par l’interdiction, que celle-ci soit voulue ou non.
De par son titre et son texte, cette Mélodie interdite est emblématique de l’interrogation de la censure que ce soit dans le mécanisme de la psychologie ou dans l’insertion capitaliste qui régissent leur mode de fonctionnement consumériste (on retrouve l’analogie de Walter Benjamin considérant « la censure comme reproduction des mécanismes de refoulement à l’œuvre dans l’inconscient »). Ainsi, malgré leur caractère, à première vue, consensuel, il semblerait que les tubes jouent un numéro d’équilibriste entre l’obsession et l’interdiction, ce qui ne les protègent donc pas de la censure, accroit leur forme désirante, obsessionnelle et leur caractère forcément inavouable.
mercredi, 06 décembre 2017
L’industrie de la terreur : aux origines du nazisme
Article initialement publié sur Le Comptoir
La violence génocidaire du nazisme est ancrée, depuis le XIXe siècle, dans l’histoire de l’Occident, du capitalisme industriel, du colonialisme, de l’impérialisme, de l’eugénisme, du darwinisme social et de l’essor des sciences et des techniques modernes. C’est la thèse d’Enzo Traverso, historien spécialisé dans l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle, qui démontre la généalogie européenne de l’entreprise exterminatrice du Troisième Reich.
À la suite d’Hannah Arendt montrant, dans Les origines du totalitarisme, les liens qui rattachent le nazisme au racisme et à l’impérialisme du siècle des révolutions industrielles, Enzo Traverso affirme que sa particularité réside dans « la synthèse d’un ensemble de modes de pensée, de domination et d’extermination profondément inscrits dans l’histoire occidentale ». Dans La violence nazie : Une généalogie européenne, il analyse la façon dont les nazis, bien qu’haïssant profondément le libéralisme politique, se sont servis du progrès industriel et technique, du monopole de la violence étatique et de la rationalisation des pratiques de dominations, tous hérités du XIXe siècle, pour mettre en œuvre l’extermination d’une partie de l’humanité. Des historiens tels qu’Ernst Nolt, François Furet et Daniel Goldhagen ont respectivement démontré que le national-socialisme fut un mouvement contre-révolutionnaire s’opposant au bolchevisme, que le communisme et le fascisme s’opposaient au libéralisme politique, et que le génocide juif résultait d’un antisémitisme aux accents allemands prononcés. Pourtant, les origines du nazisme ne se résument pas aux anti-Lumières, à l’idéologie völkisch et à l’antisémitisme racial.
Singularité historique sans précédent car conçue comme le but ultime « d’un remodelage biologique de l’humanité » (« Les nazis avaient décidés qui devait et qui ne devait pas habiter cette planète », Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem), la machine de mort nazie fut la conséquence de l’enchâssement mécanique des quatre grands rouages de déshumanisation du monde occidental.
17:15 Publié dans Politique | Tags : la guillotine, la prison, l'administration rationnelle, l'usine, enzo traverso, hannah arendt, sylvain métafiot, le comptoir, l’industrie de la terreur, aux origines du nazisme, totalitarismes | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 22 novembre 2017
Habiter le temps et l’espace par Bernard Charbonneau
Article initialement publié sur Le Comptoir
Penseur fondamental de l’écologie politique, ami de longue date de Jacques Ellul avec lequel il s’engagea dans la mouvance personnaliste, Bernard Charbonneau décrit dans L’homme en son temps et en son lieu, comment l’accélération du temps et la concentration de l’espace mettent à mal la liberté humaine. Une critique radicale du système technicien et du développement industriel à l’époque soi-disant bénie des “Trente Glorieuses”. Enrégimenté dans la civilisation techno-industrielle, l’homme moderne, mû par une soif de vitesse, cherche inlassablement à gagner du temps, à fuir le présent, se cognant aux murs d’une société surpeuplée et dépersonnalisante dans laquelle l’espace vital réel s’amenuise dangereusement : « Dans un monde toujours plus uniforme, nous sommes condamnés à être de plus en plus superficiels. »
Alors qu’un certain nombre de ses ouvrages restent encore inédits, il faut rendre grâce aux éditions RN d’avoir exhumé ce texte, rédigé en 1960, d’une brièveté inversement proportionnelle à la densité de sa prose. À sa lecture c’est une évidence : penseur d’une rare érudition, Charbonneau n’en était pas moins poète. Son écriture est portée par un souffle lyrique venu des âges anciens. Rares sont les penseurs de cette trempe qui savent allier les références historiques, bibliques et littéraires à l’analyse sociologique complexe avec une telle aisance.
Et si certains doutent encore de la puissance imagée de sa langue, voilà de quoi balayer leur méfiance : « Qui prend son temps, en découvre dans cet arrêt le mouvement : l’individu trop pressé ne peut plus mesurer la profondeur de l’urgence. Et qui savoure l’instant sait bien que l’amertume de sa fragilité en est le sel ; il nous atteint si vivement parce que sa douleur nous blesse ; sa lumière est éblouissante parce qu’elle est celle d’un éclair. La conscience seule donne toute sa force à l’instant en nous éveillant à sa présence, mais elle nous apprend qu’il passe, et de ce mouvement il vit. Ainsi, pas plus que le Ciel ne détruit la Terre, l’Éternité ne détruit l’instant ; elle est le sang qui anime sa chair, l’esprit dont son corps frémit. »
Sylvain Métafiot
17:27 Publié dans Littérature, Politique | Tags : le comptoir, sylvain métafiot, habiter le temps et l’espace, bernard charbonneau, l’homme en son temps et en son lieu, éditions rn | Lien permanent | Commentaires (0)