mercredi, 17 avril 2019
Le bonheur d’être malheureux : Le cimetière des plaisirs de Jérôme Leroy
Article initialement publié sur Le Comptoir
Un roman abstrait ? Un essai auto-fictif ? Difficile de saisir la matière de cet ouvrage évanescent et liquoreux de Jérôme Leroy, paru dans ses jeunes années d’écrivain, en 1992, et que les éditions de La Table Ronde ont eu la bonne idée de rééditer. Il narre les états d’âme d’un jeune professeur de français, perdu dans une grande ville du nord de la France, au début des années 1990, écartelé entre la violence sociale du libéralisme triomphant et une brutale peine de cœur. La jeune femme blonde l’a quitté, et malgré les excusions délectables avec une de ses collègues qu’il prénomme « la danseuse » (à laquelle il dépose régulièrement des citations dans son casier), il trimbale son chagrin d’amour comme d’autres arborent leur suicide à leur boutonnière.
Ses seuls et fidèles compagnons d’exil se nomment Chamfort, La Rochefoucauld, Cioran, Georges Perros, Dominique de Roux. La fine fleur des moralistes français. Les épéistes de la forme courte, de l’aphorisme qui tranche dans le gras de la médiocrité, des maximes qui fendent l’air vicié des villes frénétiques. Des ultra-lucides fatigués en somme, des attentifs désespérés : « ils donnèrent leur soyeux aux jours qui composèrent cette saison floue de mon existence ». Leroy reprend à son compte la forme courte en divisant son récit de petits chapitres eux-mêmes divisés en brefs paragraphes, comme des fiasques de bile noire projetées sur les murs de sa tristesse. Et c’est paradoxalement cet abattement qui lui procure une joie douce, bercé par les voyages dans le Mongy, le tramway rouge qui l’emmène chaque jour au collège Brancion où il retrouve, amusé et las, ses élèves aux 25 nationalités différentes. Combiné au goût des alcools forts, à l’écoute de Bach et de Gene Chandler, et à la lecture assidue des écrivains cités plus haut, cette nonchalante mélancolie (« une certaine qualité de tristesse et de silence ») permet au narrateur de s’extraire épisodiquement de ce monde transformé en Disneyland pré-fasciste, malgré un éreintement que le temps n’arrivera sans doute jamais à guérir.
Sylvain Métafiot
21:00 Publié dans Littérature | Tags : le comptoir, sylvain métafiot, le bonheur d’être malheureux, le cimetière des plaisirs, jérôme leroy | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 11 avril 2019
Olivier Maillart : « Nous sommes toujours des spectateurs à l’intérieur et en dehors des salles de cinéma »
Article initialement publié sur Le Comptoir
Co-directeur du « Dictionnaire du cinéma italien« (Nouveau Monde Éditions, 2014), Olivier Maillart est aussi l’auteur d’une étude sur « Lola Montès« de Max Ophuls (Éditions Atlande, 2011), et contribue régulièrement aux revues L’Atelier du Roman, Philitt et L’Inconvénient. Il vient de publier « Énigmes, cinéma » aux éditions Marest, un intriguant petit essai qui interroge notre désir de déceler derrière chaque image un sens caché, derrière chaque symbole un mystère à résoudre, comme à la recherche d’un trésor perdu que seuls des yeux exercés à la scrutation minutieuse des photogrammes pourraient découvrir. Une quête éperdue de l’interprétation filmique, faisant naître un « dialogue esthétique entre le monde, l’œuvre d’art et celui qui vit dans le premier et contemple la seconde », et dans laquelle nous ne cessons de nous perdre.
Le Comptoir : En quoi le cinéma serait-il une énigme ? À première vue, il n’y a rien de plus plat et de plus explicite qu’une image projetée sur un écran. Y aurait-il forcément un sens caché qui échappe au spectateur, un secret derrière la porte pour reprendre le titre d’un film de Fritz Lang ?
Olivier Maillart : Il n’est pas sûr que le cinéma soit en lui-même une énigme. Cependant, sa manière de nous restituer le monde est bien souvent susceptible de faire de ce dernier quelque chose d’énigmatique, affichant signes et symboles à déchiffrer. Le cinéma capte, enregistre et restitue (partiellement, mais d’une manière étonnamment convaincante pour nos sens) le monde, sous la forme d’une image animée, projetée sur une surface plane, qui mime la réalité. Cependant, ce que vous prenez pour quelque chose de « plat » et d’ »explicite » ne l’est à vos yeux que parce que vous avez appris à la lire, dès votre plus jeune âge, de manière largement inconsciente. Songez au héros des Carabiniers de Godard qui, devant l’image d’une femme prenant son bain, essayait de pénétrer l’écran pour l’y rejoindre ! Le cinéma, comme tout art et tout langage, demande un apprentissage. Un apprentissage à la lecture d’image, qui rejoint notre habitude (largement inconsciente, elle aussi) de la lecture des signes que la vie en société nous envoie en permanence. Nous sommes toujours, pour partie, où que nous soyons, des spectateurs, à l’intérieur et en dehors des salles de cinéma. Mon livre s’efforce de réfléchir à cette situation qui ne cesse de m’étonner, et de m’émerveiller.
« Le cinéma, comme tout art et tout langage, demande un apprentissage. »
Pourquoi faire de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock le « le film par excellence de l’homme qui regarde, du monde comme énigme », davantage que d’autres films où excelle la pulsion scopique, tels Psycho du même Hitchcock, Le Voyeur de Michael Powell ou Le Locataire de Roman Polanski ?
La différence entre Fenêtre sur cour et les autres films que vous mentionnez me semble assez facile à cerner : le personnage incarné par James Stewart, rivé à son fauteuil (il a la jambe dans le plâtre) à la suite d’un accident, est réduit à son seul regard. Il n’est plus qu’un regard, pourrait-on dire en forçant un peu le trait, ce qui n’est pas le cas des autres personnages que vous évoquez. Stewart doit déléguer en permanence, demander de l’aide pour la moindre action. C’est sa fiancée, jouée par Grace Kelly, qui pénétrera dans l’appartement du meurtrier à sa place. Et lorsqu’il sera menacé, c’est avec le flash de son appareil photo qu’il se défendra, après avoir passé toute la durée du film à s’identifier à ses jumelles. Il est, décidément, le meilleur « homme-regard » qu’on puisse imaginer.
15:26 Publié dans Cinéma | Tags : Énigmes cinéma, le comptoir, sylvain métafiot, olivier maillart, nous sommes toujours des spectateurs à l’intérieur et en dehors | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 27 mars 2019
Filiation de nuit et de sang : Ranpo Panorama de Suehiro Maruo
Article initialement publié sur Le Comptoir
Cela tombe sous le sens. Que le père du mouvement artistique Ero-guro, l’écrivain Edogawa Ranpo (1894-1965), soit l’influence principale du mangaka Suehiro Maruo, spécialisé lui aussi dans cette veine sombre et palpitante qu’est l’érotisme grotesque. De son vrai nom Taro Hirai, Ranpo publie sa première nouvelle, La Pièce de deux sen, en 1923, dans la revue Shinseinen. C’est avec les histoires du détective Kogorô Akechi et des nouvelles comme La Chaise humaine qu’il acquiert une notoriété et un succès grandissants. Maruo fut quant à lui très tôt fasciné par les revues Shônen King et Shônen Magazine au point de vouloir devenir dessinateur professionnel. Malgré le refus de Shônen Jump de l’accepter dans ses pages, il publie à 26 ans son premier album Le Monstre aux couleurs de la rose. Depuis, de mangas en illustrations sa renommée et son talent ont explosés, dépassant les frontières du Japon.
Maruo a toujours eu une prédilection pour les adaptations des récits de Ranpo (La Chenille, L’ïle panorama, deux récits datant de la fin des années 1920) faisant entrer le manga dans une nouvelle dimension, plus adulte, plus dérangeante. L’on découvre ainsi, dans ce bel ouvrage d’art édité au Lézard Noir, plus de cinquante œuvres en couleur parfois jamais publiée (affiches de théâtre, collages et peintures, publicités, couvertures de CD…) inspirées par l’univers du maître du roman de détectives japonais. À l’exception du court récit « La danse du nain » (adaptation inédite d’une histoire de 1926 inspiré par le Hop-Frogd’Edgar Allan Poe), le recueil est composé uniquement d’illustrations où l’on retrouve tous les thèmes de la poésie macabre qui traversent l’œuvre des deux artistes : violence funèbre, monstruosité des corps, perversions sexuelles, vampirisme, cannibalisme, terreurs nocturnes… Derrière le coup de crayon virtuose l’on perçoit ainsi clairement le filigrane du Marquis de Sade, Georges Bataille, Lewis Caroll, Van der Weyden, Bram Stoker et, évidemment, Edgar Poe, influence majeure entre toutes.
Sylvain Métafiot
11:54 Publié dans Littérature | Tags : filiation de nuit et de sang, ranpo panorama de suehiro maruo, le comptoir, manga, sylvain métafiot, ero-guro | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 18 mars 2019
L’héroïne des temps modernes : Les rêveries du toxicomane solitaire
Article initialement publié sur Le Comptoir
Il y a du Baudelaire dans ce texte écrit par un anonyme français de la fin du XXe siècle. Du haschisch des paradis artificiels de 1860 à l’héroïne de 1980, c’est une semblable dissection de l’âme droguée, entre fuite onirique hors de la société et création poétique intérieure. Mais cette opération n’a d’autre but que de témoigner de son expérience particulière, rien de plus. Ni pardon ni rédemption ne motivent son écriture élancée et fière : « chacun reste toujours seul avec ses démons familiers. » Tout son corps est tendu vers les délices de l’héroïne dans une quête désespérée et extraordinaire, le faisant roi en ses rêves, traversant le cosmos, jonglant avec les étoiles, distordant le temps en le faisant vivre à des époques révolues (au début du XVIIe siècle, dans l’Angleterre de 1810, la France Fin de Siècle, le Berlin de 1920…). Cette expérience littéralement stupéfiante dura sept ans.
L’héroïne fut pour lui une « ascèse barbare » le détachant de la médiocrité du réel environnant. Un coup de sifflet mental annonçant le départ pour mille voyages intérieurs. L’aiguille permit de le détourner des objets du monde pour faire face au seul objet digne de son obsession : son corps, catalyseur de ses plaisirs infinis. Et si la drogue, les moyens de s’en procurer, les réactions physiques de l’injection constituent les seuls sujets de conversation du junkie, ceux-ci ne demeurent pas plus abêtissants que les discussions continuelles des braves gens autour de l’argent, du travail ou des médias. Dépouillé de toute vanité, il erre ainsi dans son propre désert pour fuir la civilisation : « Ce fut tout de suite une expérience mystique. J’ai joué ma vie en solitaire. Jamais je n’entrai dans le ghetto des consommateurs de la chose. Ce cloaque relationnel, je n’en prenais connaissance qu’à travers les articles à scandale des journaux. La distance me séparant de ce pandémonium était de l’œnologue au pochard. Par l’aristocratie des veines, je sus trouver un farouche moyen de me scruter corps et âme. J’ai agi en conséquence, et j’ai focalisé mon attention sur ces altérations de conscience dont le mystère me séduisait. J’entendis le fracas d’antiques batailles. Des voix inouïes parlaient un langage incendiaire. »
Sylvain Métafiot
14:59 Publié dans Littérature | Tags : le comptoir, sylvain métafiot, l’héroïne des temps modernes, les rêveries du toxicomane solitaire | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 22 février 2019
Louis Blanchot : « Tom Cruise se pense condamné à demeurer éternellement une icône magnétique »
Article initialement publié sur Le Comptoir
Critique de cinéma pour les revues « Carbone », « SoFilm » et « Chronic’art », Louis Blanchot est l’auteur d’un essai sur l’acteur le plus survitaminé d’Hollywood : « Les Vies de Tom Cruise » (éditions Capricci). Un ouvrage qui explore les multiples métamorphoses d’un comédien qui – non content d’incarner depuis plus de vingt ans, et avec la même fougue, l’agent Ethan Hunt dans « Mission Impossible » – peut se targuer d’une filmographie à l’éclectisme impressionnant. Ayant collaboré avec des réalisateurs aussi prestigieux que Martin Scorsese, Oliver Stone, Stanley Kubrick, Paul Thomas Anderson, Sidney Pollack ou Steven Spielberg, Cruise, porté par l’inertie d’un élan qui semble ne connaître aucune pause, continue à forger sa légende d’action-héro au point de se confondre avec sa propre image.
Le Comptoir : Le titre de votre essai sous-entend une certaine schizophrénie filmique chez Tom Cruise (« Une identité unique et déclinable, laquelle lui permet de passer d’un univers à un autre comme les toons de Tex Avery ou de la Warner Bros. »). D’où provient cette malléabilité extrême ?
Louis Blanchot : Paradoxalement d’une certaine constance dans l’incarnation. À quelques exceptions plus ou moins heureuses près (ses rôles outranciers dans Tonnerre sous les tropiques ou Rock Forever), Tom Cruise s’en sera tenu à un registre de jeu certes maîtrisé mais plutôt étroit. S’il y a schizophrénie, c’est dans la façon dont la fiction va relancer et progressivement obscurcir cette image d’action man à tout faire. À force de jouer toujours le même rôle (lui contre le reste du monde), Cruise en a totalement épuisé le sens. C’est particulièrement prégnant dans Barry Seal : il campe un personnage menant une double voire une triple vie (une vie de famille, une autre d’espion, une dernière de brigand), mais chacune de ces existences pourtant contradictoires est interprétée par Cruise avec le même mélange de détermination et d’efficacité qu’au début de sa carrière. Il y a chez lui quelque chose qui ne change pas, qui ne veut pas changer, et cette invariabilité de tempérament le rend paradoxalement de plus en plus louche.
« À force de jouer toujours le même rôle (lui contre le reste du monde), Cruise en a totalement épuisé le sens. »
S’il est une loi fondamentale qui innerve l’acteur c’est celle de la course-poursuite. Le « Everybody runs » de Minorty Report résonnant comme « le mantra cruisien, physique et métaphysique […] celui d’un homme traqué de toute part, et en même temps lancé à la recherche de lui-même. » Mais après quoi court-il sans cesse depuis bientôt quarante ans ?
Cruise court constamment parce qu’il n’a peut-être qu’un seul et véritable ennemi : le temps, qui joue toujours contre lui. D’abord parce qu’il est un héros d’action et que celui-ci doit souvent accomplir sa mission ou son exploit dans un délai impératif et incompressible (le compte à rebours n’est pas pour rien un des grands leviers à suspense du genre). Si Cruise court dans tous ses films, c’est donc par nécessité de prendre de vitesse les événements, de rattraper ce temps qui défile inexorablement et met en péril l’accomplissement de son destin. Mais d’un autre côté, Cruise court pour fuir le temps, ou en tout cas les effets du temps : la vieillesse, la dégradation physique, l’oubli. En tant que star, Cruise est engagé dans une lutte de plus en plus menaçante avec son propre déclin, qu’il s’agit pour lui d’ajourner, de conjurer. Et pour ce faire, la course et la mobilité sont bien évidemment ses meilleurs atouts. Car tant que Cruise court, tant que Cruise s’active, on ne voit pas les effets de la vieillesse sur lui, alors que chaque gros plan fixe sur son visage nous fait comprendre que cette décrépitude le guette.
10:45 Publié dans Cinéma | Tags : edge of tomorow, jerry maguire, eyes wide shut, top gun, le comptoir, sylvain métafiot, louis blanchot, tom cruise, mission impossible | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 04 février 2019
Le poète contre la terreur : Le Chaos de Pasolini
Article initialement publié sur Le Comptoir
On pensait avoir tout lu ou presque des essais politiques de Pasolini, porté au pinacle de la critique sociale des années 70 avec ses Écrits corsaires et ses Lettres luthériennes. Il faudra désormais compter avec Le Chaos, recueil inédit d’articles publié entre 1968 et 1970 dans l’hebdomadaire Tempo et judicieusement exhumé des limbes italiennes par la maison d’édition R&N, fidèle en cela à sa démarche salutaire de remettre au goût du jour les grandes œuvres oubliées du XXe siècle.
Politiquement inclassable – réactionnaire pour certains gauchistes bornés (voir la lettre qu’un « étudiant de gauche » lui envoie en 1969), communiste fanatique pour les droitards hargneux et geignards – Pasolini, indépendant et solitaire, indépendant parce que solitaire, s’en prend radicalement à cette nouvelle société de consommation encouragée par les tenants de l’ordre politique de droite comme de gauche, ce « cataclysme anthropologique » détruisant les cultures populaires, les anciens modes de vie, les dialectes locaux. Comme le remarque Olivier Rey dans la préface, « Pasolini a parfaitement saisi que si la droite, sous des oripeaux conservateurs, favorise le déracinement général en servant la dynamique capitaliste, la gauche, quand elle s’entête à combattre un conservatisme imaginaire, devient le meilleur allié de son ennemi. »
L’objectif qu’il se fixe à travers ces articles ? S’insurger « Contre la terreur », celle constitutive de l’autorité émanant aussi bien de la droite clérico-fasciste, des staliniens que de la nouvelle gauche (« le snobisme extrémiste de certains adeptes du Partis socialiste italien est la chose la pire qu’ait produit la bourgeoisie italienne au lendemain du fascisme ») et qui entraîne un vide spirituel autant qu’une fétichisation de la technique. Sa volonté ? Analyser sans complaisance, et avec violence, le mal bourgeois, cette « maladie très contagieuse » qui absorbe l’énergie vitale des citoyens italiens comme le vampire suce le sang de ses victimes. Mais chez Pasolini la tendresse est à un jet d’encre de la rage, et l’on trouvera également dans ce recueil foisonnant une lettre « pleine d’amertume » à Silvana Mangano, une autre à Anna Magnani à propos de la souffrance animale, un petit dialogue avec Alberto Moravia sur le rôle de la littérature et de l’engagement révolutionnaire, une lettre à Luchino Visconti à propos de son film Les Damnés, un portrait enjoué du cycliste Eddy Merckx, une analyse du film Partner de Bertolucci (« un nouveau type de cinéma »), un poème en faveur d’Aléxandros Panagoulis, une pensée, enfin, le jour de Noël, pour Régis Debray emprisonné en Bolivie.
Sylvain Métafiot
17:54 Publié dans Littérature, Politique | Tags : le poète contre la terreur, le chaos de pasolini, sylvain métafiot, le comptoir, r&n, fascisme, communisme | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 28 janvier 2019
L’île aux sorcières : Les garçons sauvages de Bertrand Mandico
Article initialement publié sur Le Comptoir
À ceux qui considèrent que le cinéma français se résume aux bluettes exaspérantes de Louis Garrel ou aux comédies braillardes et vulgaires de Christian Clavier et Jean-Paul Rouve, le premier long-métrage de Bertrand Mandico vient infliger un démenti aussi radical que magnifique. On n’était clairement plus habitué à une telle inventivité visuelle. Et pourtant, depuis quelques années, le cinéma de genre français reprend incontestablement du poil de la bête : Alléluia de Fabrice du Welz (2016), Grave de Julia Ducournau (2017), Laisser bronzer les cadavres d’Hélène Cattet et Bruno Forzani (2017), Ghostland de Pascale Laugier (2018), La Nuit a dévoré le monde de Dominique Rocher (2018), Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez (2018) ou encore Revenge de Coralie Fargeat (2018). Quelques exemples certes inégaux mais portés par une audace que l’on peine à déceler dans la plupart des réalisations traditionnelles.
C’est là que le vaisseau étincelant de Mandico dépasse de plusieurs coudées ses confrères hallucinés en direction du monde des rêves spongieux, sexuellement détraqués et sans retour possible. Soit le récit initiatique de cinq jeunes garçons (« unis pour le meilleur et surtout pour le pire ») qui, après avoir commis un meurtre sauvage, sont embarqué de force sur le navire d’un capitaine autoritaire et répressif afin de les remettre dans le droit chemin. Peine perdue : les cinq sauvageons se rebiffent et accostent sur une île à l’écart de toute civilisation. Tout en explorant les lieux, leurs corps commencent à se métamorphoser… Le film de Mandico relève de l’incantation maléfique, monstre d’argile assemblé de manière surréaliste sous l’empire de drogues de synthèses inconnues. Porté par un noir et blanc intemporel duquel jaillit d’intempestives séquences bariolées, le voyage suinte délicieusement le stupre et la mort. Résolument transgenre tant sur la forme que sur le fond le film ondule du masculin au féminin, de Burroughs à Borowczyk, du sensoriel au sensuel, des sexes tatoués aux arbres phalliques, de l’ultra-violence au plaisir lascif. C’est une valse des contraires qui se cherchent, s’apprivoisent et s’étreignent : une copulation fantasmatique entre les formes premières du cinéma et la sève subversive des désirs primitifs.
Les amoureux non rassasiés de cette croisière raffinée et luxurieuse pourront se plonger dans les eaux troubles d’Ultra Rêve triptyque fiévreux de courts-métrages réalisés par Caroline Poggi et Jonathan Vinel, Yann Gonzalez et… Bertrand Mandico.
Sylvain Métafiot
17:28 Publié dans Cinéma | Tags : bertrand mandico, l’île aux sorcières, les garçons sauvages, le comptoir, sylvain métafiot, stupre, mort, sexe, ultraviolence | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 14 janvier 2019
L’homme du souterrain : The House that Jack built de Lars von Trier
Article initialement publié sur Le Comptoir
Lars von Trier aurait-il réalisé son grand oeuvre, sa grande farce macabre ? Celle qui boucle le cercle noir entamé dès Element of crime en 1984, point de départ d’une trilogie (suivront Epidemic et Europa) sur une Europe transformée en purgatoire urbain jalonnée d’histoires labyrinthiques et poisseuses. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans ce premier film, on entend la comptine populaire anglaise qui donne son titre au dernier long-métrage du cinéaste danois : plus qu’un indice, un memento mori filmique qui rappelle, à plus de trente ans d’écart, son obsession, teintée d’ironie, pour les pulsions criminelles et auto-destructrices nichées au cœur des hommes.
Les « incidents » qui parsèment The House that Jack built constituent les chapitres d’un conte moderne à la noirceur exacerbée et à l’humour grinçant. Construit sous la forme d’un long flash-back, Jack, le tueur psychotique et méthodique, raconte ainsi à Verge cinq meurtres avec une minutie et un détachement qui, en sus de l’horreur des actes proprement perpétrés, confinent à une drôlerie inattendue. Ainsi, des talents d’acteur et de bonimenteur de Jack pour tromper ses victimes, ses TOC qui l’obligent à nettoyer plusieurs fois la même scène de crime, son cynisme lorsqu’il avoue ses crimes à un policier indifférent, la chance insolente qui lui permet d’échapper à la justice et lave littéralement ses forfaits. S’estimant le bâtisseur d’un monument glorieux et immortel, Jack ne cesse de justifier ses actes ignobles en s’estimant le continuateur esthétique du génocide nazi, des purges staliniennes et autres massacres de masse, faisant de la « pourriture noble » son emblème oxymorique. De fait, seuls les geignards professionnels auront le tort de confondre le personnage et le cinéaste. Lars von Trier s’amuse de son anti-héros et de sa propre oeuvre. Verge, le confesseur antique de Jack, ne cesse de se moquer de son narcissisme, de son maniérisme, de ses pseudo alibis culturels, de ses rêves de grandeur. À la figure du nihilisme le plus destructeur qu’incarne Jack, Verge lui répond en tant que son adversaire humaniste, celui qui, tout en l’entraînant aux gouffres infernaux, lui fait prendre conscience de ses péchés.
Si parmi la kyrielle de références (William Blake, Dante, Delacroix, Glenn Gould, Virgile, David Bowie, le surréalisme…) on pense inévitablement à l’ouvrage de Thomas de Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts (1827), c’est à son Mangeur d’opium (1822) que fait songer la dernière partie du film, enchaînement de fascinants tableaux pandémoniaques ne laissant aucun doute sur le sort funeste réservé à Jack, ce « pathétique architecte raté » passé de la chambre froide du crime au neuvième cercle de l’enfer : « J’avais chaque nuit l’impression de descendre, non au sens métaphorique, mais de descendre littéralement, dans des gouffres et des abîmes sans soleil, des profondeurs infinis desquelles mon éventuelle remontée semblait désespérée. »
Sylvain Métafiot
16:14 Publié dans Cinéma | Tags : l’homme du souterrain, the house that jack built, lars von trier, le comptoir, sylvain métafiot, enfer, dante, delacroix, thomas de quincey | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 05 janvier 2019
Cimes cinéphiliques 2018
Qui succède à Laissez bronzer les cadavres ! de Hélène Cattet et Bruno Forzani au titre de meilleur film de l'année ? La réponse dans notre habituel top 10, suivi de son flop 10 tout aussi subjectif.
Au sommet cette année
1) Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico : éloge des sorcières, des désirs sauvages et de l'androgynie suave.
2) Phantom Thread de Paul Thomas Anderson : confrontation et réunion entre la perfection formelle et l’anarchie vitaliste.
3) The House that Jack Built de Lars von Trier : l’homme du souterrain en quête de d’absolu criminel.
4) En liberté ! de Pierre Salvadori : la vie, en mieux. Et en plus drôle.
5) Seule sur la plage la nuit de Hong Sang-soo : fragments d’un exil amoureux.
21:00 Publié dans Cinéma | Tags : cimes cinéphiliques 2018, sylvain métafiot, seule sur la plage la nuit, en liberté, the house that jack built, les garçons sauvages, le poirier sauvage, hérédité, mektoub, my love, l'insulte, mademoiselle de joncquières, top 10, flop 10 | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 12 décembre 2018
Jean-François Rauger : « Sergio Leone a engendré un genre dont il a inventé l’essentiel de l’esthétique »
Article initialement publié sur Le Comptoir
Ses films sont vus et revus avec le même enthousiasme depuis 60 ans, il a inspiré des dizaines de cinéastes à travers le monde, ses personnages sont devenus des icônes de la culture populaire, sa mise en scène est étudiée dans toutes les écoles du cinéma, ses gros plans mille fois reproduits, et la musique de son ami Morricone résonne dans le cœur de toute une génération de spectateurs. À travers seulement sept films, Sergio Leone, longtemps méprisé par ses pairs, ne s’est pas contenté de réanimer avec panache un genre essoufflé, celui du western. Il a démontré que le cinéma, cet art alchimique par excellence, pouvait combiner, sous l’égide d’une Amérique fantasmée, la violence lyrique la plus stylisée avec une sensibilité intimiste et morale extrêmement raffinée. À l’occasion de l’exposition et de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française nous nous sommes entretenu avec son directeur de la programmation, Jean-François Rauger.
Le Comptoir : C’est aujourd’hui entendu, Sergio Leone est un grand parmi les grands. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Au début des années 60′, « Western spaghetti », avant d’être un étendard revendiqué, était une insulte proférée par des critiques n’acceptant le renouveau tapageur et moderne d’un genre qu’ils considéraient comme exclusivement américain. Pourquoi une telle levée de boucliers ?
Jean-François Rauger : Il y a eu un soupçon pesant sur la légitimité du western italien comme un genre détaché de toute racine culturelle. Mais pourquoi le cinéma ne pourrait-il pas, justement, trouver d’autres racines culturelles que celles légués par une certaine Histoire et une certaine géographie ? Ce fut un réflexe fétichiste et mélancolique à la fois, le constat de la disparition d’un moment de l’histoire du cinéma si bien incarné par le western américain et ses transformations successives. Ce fut aussi le refus de voir que la forme « dégradée » que représentait le western italien pouvait faire partie d’une forme de modernité tout comme la prédominance de la sensation sur le sens, du jeu sur la psychologie, a pu apparaître comme une forme de pornographie.
12:07 Publié dans Cinéma | Tags : jean-françois rauger, sergio leone, sylvain métafiot, le comptoir, il était une fois en amérique, le bon la brute et le truand, western spaghetti | Lien permanent | Commentaires (0)