lundi, 18 janvier 2016
Les esclaves de l’électronique
Article initialement publié dans Le Comptoir
« Croissance, ton nom est souffrance », la maxime du PDG de Foxconn, Terry Gou, pourrait à elle seule résumer cet ouvrage. Bienvenue dans l’antre de la superpuissance industrielle qui broie ses salariés pour satisfaire la jouissance technologique des Occidentaux en fournissant iPhone, Kindle, Playstation pour Apple, Amazon, Sony, Nokia, Microsoft, etc. Bienvenue au pays des iSlaves, ces travailleurs migrants sans avenir ni espoir qui triment soixante heures par semaine sur des chaînes de production, alternant les horaires de nuit et de jour, gagnant à peine 500 euros par mois, constamment surveillés et humiliés, et logeant dans des dortoirs sans intimité souvent insalubres et grillagés. Des travailleurs/esclaves qui n’ont parfois que le suicide pour échapper à la vie misérable qu’on leur propose. La vague de suicides ayant eu lieu en 2010 a ainsi permis une plus grande médiatisation des conditions de travail désastreuses au sein de cette ville-usine qui emploie 1,4 million de travailleurs déracinés. Et c’est grâce au travail de traduction de Célia Izoard, au sein de la collection Cent mille signes des éditions Agone, que ce document a pu franchir les frontières.
Le livre s’articule autour des témoignages de trois ouvriers de Foxconn ayant fait les frais de sa politique managériale rationalisée à l’extrême et proprement inhumaine :
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Yang, étudiant et ouvrier de fabrication : « Les machines dépossèdent les ouvriers de leur sentiment que la vie a une signification et une valeur. Le travail n’exige aucune capacité de réflexion par soi-même. Les mêmes gestes simples sont répétés chaque jour, de sorte que les ouvriers perdent peu à peu leur sensibilité et deviennent apathiques. […] Nous avons perdu la valeur que nous devrions avoir en tant qu’être humains, et nous sommes devenus une prolongation des machines, leur appendice, oui, leur domestique. »
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Tian Yu, ouvrière migrante ayant survécu à une tentative de suicide mais qui demeure paralysée à cause de multiples fractures : « En mars, j’ai été affectée à un poste de nuit. Vérifier les écrans des produits me faisait très mal aux yeux. Quand on travaille douze heures par jour avec un seul jour de congé toutes les deux semaines, on n’a pas de temps libre pour utiliser les piscines, ou pour faire du lèche-vitrine dans les boutiques de smartphones qu’on voit dans les centres commerciaux de l’immense complexe. […] J’avais l’impression d’être condamnée à vérifier des écrans pour toujours. »
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Xu Lizhi, travailleur migrant et poète, s’étant donné la mort en octobre 2014 et dont voici un des derniers poèmes : « J’ai avalé une lune de fer / Qu’ils appellent une vis / J’ai avalé ces rejets industriels, ces papiers à / remplir pour le chômage / Les jeunes courbés sur les machines meurent / prématurément / J’ai avalé la précipitation et la dèche / Avalé les passages piétons aériens / Avalé la vie couverte de route / Je ne peux plus avaler / Tout ce que j’ai avalé s’est mis à jaillir de ma / gorge comme un torrent / Et déferle sur la terre de mes ancêtres / En un poème infâme. »
Foxconn reflète, en somme, le contre-champ cauchemardesque et honteux des doucereuses industries de conception de la Silicon Valley qui, à l’instar de Google, Facebook ou Apple, bichonnent leurs salariés au maximum (salaire médian de 100 000 euros par an, salles de gym et restaurants gratuits…). Dans ces environnements ultra privilégiés, les ingénieurs ont la conviction de « fabriquer un monde meilleur par la technologie » sans comprendre, ou en l’oblitérant consciemment, que la fabrication de leurs instruments technologiques produit non pas Le Meilleur des mondes, mais 1984 : « Un dirigeant doit avoir le courage d’être un dictateur pour le bien commun », philosophe l’inénarrable Terry Gou. En substance, des millions d’individus vivent un véritable cauchemar pour concrétiser notre rêve délirant, issu de la révolution informatique, que la technologie sauvera le monde. Mais simuler un sabre laser sur son iPhone, ça n’a pas de prix.
Sylvain Métafiot
19:00 Publié dans Actualité, Economie, Politique | Tags : sylvain métafiot, le comptoir, facebook, google, apple, sony, foxconn, terry gou, iphone, 1984, silicon valley, les esclaves de l’électronique, xu lizhi, tian yu, yang, célia izoard, éditions agone, collection cent mille signes, la machine est ton seigneur et ton maître, islaves, kindle | Lien permanent | Commentaires (1)
jeudi, 24 novembre 2011
Masturbation technophile
« Le pire est avenir » Maïa Mazaurette
Hugo est un jeune homme bien dans sa peau. En deuxième année d’école de commerce, jean délavé, polo rayé et baskets aux pieds, il croque la vie à pleine dents ! Assez beau gosse, vaguement brun, et jouant de la guitare il n’a jamais vraiment eu de problèmes avec les filles et n’hésite pas à combler ses amis célibataires de stratégies de dragues et autres conseils avisés sur les bienfaits de la vie de couple. Regarder Lost toute la nuit, jouer à PES et télécharger le dernier album d’Arctic Monkeys lui donne des airs de geek. Il adore mater les sketchs de Gad Elmaleh sur son mac 17 pouces avec sa copine Angélique qui l’appelle tendrement « mon homme ». Ils ont un chat qui se prénomme cannabis parce que « c’est cool et décalé tu vois ». Il aime bien Le petit journal de Canal plus, les chansons engagés et les humoristes rebelles. Plutôt de gauche même s’il ne s’intéresse pas trop à la politique (la seule chose dont il soit sûr c’est que « les fachos sont vraiment intolérants, abusé quoi ! »), vaguement écolo (il trie ses déchets), athée (« la religion c’est de l’obscurantisme, mais grave ! »), capable de donner son avis sur tout et rien en enchaînant les lapalissades, il est vraiment sympa. Le genre de pote boute-en-train qu’on aime avoir en soirée. Hugo est un mec franc qui déteste l’hypocrisie, un mec qui dit ce qu’il pense. Le genre de gars pas-comme-tout-le-monde mais qui ne sort jamais du lot, d’une banalité affligeante, et qui, pour discuter de cinéma, aime étaler ses 300 Go de films sur son disque dur, renouant par-là même au célèbre concours de ki-ka-la-plus-grosse ? Hugo est une belle âme altruiste, un bon petit soldat de l’empire du bien.
04:11 Publié dans Actualité | Tags : masturbation technophile, livre numérique, ipad, kindle, mort du livre, hugo, autodafé, jaime semprun, maïa mazaurettegonçalo m. tavares, frédéric beigbeder, france culture, ewan morrisson, pierre assouline, mort des librairies, sylvain métafiot | Lien permanent | Commentaires (9)