vendredi, 15 avril 2022
Victor Moisan : « Le jeu vidéo est un monde miniature qui ouvre des perspectives intimes démesurées. »
Auteur d’articles et d’essais sur le cinéma et le jeu vidéo (« La saga Yakuza. Jeu vidéo japonais au présent » Third Éditions, 2020) le critique Victor Moisan a publié un ouvrage sur la série The Legend of Zelda, soigneusement illustré par Alex Chauvel : « Zelda, le jardin et le monde » (Façonnage Éditions, 2021). Enseignant et vivant à Kyoto, il établit une lumineuse réflexion sur les liens entre l’art délicat du jardin japonais et l’artisanat complexe de la miniature dans les jeux Zelda, notamment au travers d’Ocarina of Time, premier épisode en 3D de la saga, qui révolutionna autant la façon de jouer par ses mécaniques que celle d’arpenter un monde immersif, symbolique et poétique.
Le Comptoir : Dès les premières pages de votre essai vous montrez une analogie entre le parcours forestier permettant d’atteindre le temple zen Jikō-in, près de la ville de Nara, et les premières heures de jeu d’Ocarina of Time situées dans la forêt du village Kokiri et débouchant sur la grande plaine d’Hyrule. Que signifie un tel cheminement ?
Victor Moisan : C’est une analogie qui cherche à mettre en évidence l’importance des effets scéniques dans la conception de ces deux espaces. Le jardin a beau être réel alors que le level design de Zelda produit une architecture virtuelle, tous deux instruisent une « réception tactile » au sens où l’entend Walter Benjamin, c’est-à-dire que ce ne sont pas simplement des ouvrages à regarder. Plutôt, ce qui y fait œuvre tient au fait qu’il faut en faire l’usage pour l’apprécier.
Dans les deux cas, on emprunte un sentier balisé avant de déboucher face à une étendue ouverte, et le sentiment de libération qu’on ressent alors est décuplé par cette épiphanie très préparée. Je trouvais que ce rapprochement évocateur entre l’art du jardin et celui de la construction de mondes vidéoludiques était une bonne introduction à l’approche phénoménologique que je voulais développer dans cet essai.
08:55 Publié dans Actualité | Tags : le comptoir, sylvain métafiot, victor moisan, zelda le jardin et le monde, ocarina of time, majora's mask, breath of the wilde, jardin japonais, hakoniwa, shakkei, ikedori, mikiri, link, twin peaks, temple zen jikō-in, open world, level design, hyrule, le jeu vidéo est un monde miniature qui ouvre des perspectives i | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 23 mars 2022
Gloire à Dionysos
« Ce à quoi mon père, en son temps, n’avait pas réussi, cette détresse amoureuse y parvint : elle fit de moi un buveur.
Ce fut là, pour ma vie et mon caractère, chose plus importante que tout ce que j’ai raconté jusqu’ici. Le dieu fort et doux devint pour moi un ami fidèle et il l’est resté. Qui donc est aussi puissant que lui ? Qui est aussi beau, aussi fantasque, aussi enthousiaste, joyeux et mélancolique ? C’est un héros et un magicien. C’est un séducteur, frère d’Eros. L’impossible est en son pouvoir. Il emplit de pauvres cœurs humains de beaux et merveilleux poèmes. Du paysan, du solitaire que j’étais, il a fait un roi, un poète, un sage. Il charge de nouveaux destins des barques qui se sont vidées sur le fleuve de la vie et ramène les naufragés dans des courants qui les emportent, à toute vitesse, à travers l’existence.
C’est tout cela, le vin. Mais il en est de lui comme de tout ce qui a du prix, dons et arts : il veut être aimé, recherché, compris et conquis à grand effort. Bien peu en sont capables, et c’est par milliers qu’il mène les hommes à leur perte. Il en fait des vieillards, il les tue et éteint en eux la flamme de l’esprit. Mais ses favoris, il les invite à ses fêtes et leur construit des arcs-en-ciel, des ponts qui mènent aux îles fortunées. Il glisse des coussins sous leurs têtes, quand ils sont las et les enserre, quand ils sont en proie à la tristesse, de ses bras doux et bons, comme un ami et comme une mère qui console. Il transforme les embarras de la vie en mythes sublimes et joue sur sa harpe puissante le chant de la création.
Et puis, c’est aussi un enfant aux longues boucles soyeuses, aux épaules étroites, aux membres frêles. Il se serre sur votre cœur, levant son pâle visage vers le vôtre, vous regardant de ses bons grands yeux naïfs et rêveurs, au fond desquels ruissellent, au sein de la primitive innocence, les souvenirs enfantins du Paradis du Bon Dieu, dans toute leur fraîcheur et tout leur éclat, comme une eau qui vient de sourdre au fond des bois.
Et il ressemble aussi, ce dieu délicieux, à un fleuve qui s’écoule profond et tumultueux à travers la nuit de printemps. Et il ressemble à une mer qui berce sur la fraîcheur de ses vagues le soleil et la tempête.
Quand il s’entretient avec ses favoris, alors déferle en eux, parmi les frissons, la mer en furie du mystère, du souvenir, de la poésie, des pressentiments, dominant tous les autres bruits. Le monde connu devient minuscule et perd sa réalité et l’âme se précipite, tremblante de joie et d’angoisse, dans les espaces vierges de l’inconnu où tout est étranger et pourtant familier et dont la langue est celle de la musique, celle des poètes et du rêve. »
Hermann Hesse, Peter Camenzind, Editions Le livre de poche, pp. 90-91
16:47 Publié dans Littérature | Tags : hermann hesse, peter camenzind, vin, poésie, rêve, musique, fête, gloire à dionysos | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 21 février 2022
La dilatation du monde : Vivonne de Jérôme Leroy
Un typhon s’écrase sur L’Île-de-France. L’eau monte de plusieurs mètres, l’électricité est coupé, la panique générale se diffuse, les morts s’accumulent. Personne n’a rien vu venir, surtout pas les Dingues au pouvoir, engoncés dans le déni de la « balkanisation climatique » et obsédés par leur réformes libérales-autoritaires menées à coups de rangers. L’éditeur Alexandre Garnier non plus n’a pas vu venir la catastrophe. Pendant que les cadavres glissent le long des rues et que son smartphone s’éteint lentement, il se dit que ce serait le bon moment pour entreprendre une biographie d’Adrien Vivonne, le poète qu’il avait édité aux Grandes Largeurs et dont il jalousait non pas la réussite mais le talent profond et simple, couplé à une chaleur humaine, sincère, dénuée de tout ressentiment. Vivonne n’ayant pas donné de signe de vie depuis deux décennies, Garnier va tenter de recomposer le puzzle de sa vie. Le retrouver sera sa rédemption dans un monde qui ne pardonne plus rien.
C’est ainsi que débute la quête du poète disparu et le dernier roman de Jérôme Leroy. Mais dans cette (en)quête rien n’est simple. Avec la maitrise narrative qui lui est propre, Leroy éclate le récit entre passé, présent et futur, naviguant entre les époques parcourus par Vivonne, chaque chapitre donnant à entendre la voix de plusieurs personnages dont les destinées sont toutes liées au poète nonchalant : Garnier donc, son ami d’enfance, éditeur envieux et lâche ; Chimène, sa fille « cachée » ayant pris les armes dans une milice néo-païenne sanguinaire, Nation Celte ; Béatrice Lespinasse enfin, la timide bibliothécaire de Doncières, son dernier amour connu. Vivonne semble insaisissable, son œuvre lumineuse étant le reflet d’une vie sensuelle et débonnaire. Un promeneur qui aimait vivre dans les marges, ne s’obligeant qu’à suivre son désir, refusant calmement les injonctions sociales. Une « vie fugitive » parsemée de femmes éblouissantes et amoureuses avec lesquelles il vécu dans « un présent perpétuel aux allures d’éternité ensoleillé »: Lili Vascos, Agnès Villehardouin, Khadidja Lamrani, Estelle Nowak, Béatrice Lespinasse… Les titres (imaginaires) de ses livres sont à eux seul un poème : Les Chambres secrètes, Mille Visages, Mort du tirage papier, Les Filles de Vassivière, Danser dans les ruines en évitant les balles…
Dans le même élan inventif et truculent, Leroy décrit un monde à feu et à sang faisant penser aux dystopies de John Brunner ou Harry Harrison, une « libanisation » généralisée de l’Europe où des milices paramilitaires s’affrontent pour la conquête de territoires ou de vivres : les ZAD partout !, les fachos de Nation Celte, les Groupes d’Assaut Antifascistes de Nantes, l’Armée Chouanne et Catholique, le Front Socialiste Occitan, les Forces Nationalistes France-Europe, les milices Salafistes du secteur Nord, sans compter l’armée régulière des Dingues au pouvoir. Tous redoutent le Stroke, l’attaque ultime des Apôtres de la Grande Panne (des hackers ultra-radicaux), qui propulsera le monde civilisé à l’âge de pierre, à la manière de Snake Plissken dans Los Angeles 2013 de John Carpenter. C’est dans ce chaos ambiant, alors que l’Apocalypse semble s’abattre avec fracas sur tous les pays du « monde libre », que des petites communautés anarcho-autonomes font leur apparition, disséminés à travers la campagne française jusque dans l’archipel des Cyclades, se désignant sous le terme de « la Douceur ». Des babas-cools d’un genre nouveau qui semblent avoir trouvé le moyen de distordre la réalité grâce aux poèmes de Vivonne… Comme le dit Béatrice à Garnier, la poésie de Vivonne transforme le monde, ou plutôt elle « l’emporte avec nous, dans le temps et dans l’espace », provoquant chez certains lecteurs un « mouvement », un « transport », un « tremblement » : « Chez Adrien, la réalité n’est qu’un mauvais rêve du poème. Un poème est là pour nous amener avec lui dans une autre dimension. »
Sous les atours d’un roman d’anticipation sur l’effondrement de notre société, l’ouvrage de Jérôme Leroy est avant tout une ode à la puissance de la poésie. Celle qui permet de résister à l’enlaidissement du monde, d’échapper à l’ensauvagement des rapports humains. Celle qui nous transporte physiquement dans les lieux de notre enfance, qui nous enveloppe de la chaleur de l’être aimé. Celle qui relie la mer et le ciel pour l’éternité, qui ouvre une porte de jardin dérobée, qui nous fait ressentir la texture scintillante d’un lac sur lequel cours les nuages, celle qui caresse les feuilles des arbres les jours d’été brulant. La poésie c’est le bleu-doré d’un pays qui n’existe que dans les rêves. Dans une critique plus vraie que nature, Jean-Claude Pirotte dit à propos de Vivonne que « sa grande affaire n’est même pas de remonter le temps, c’est d’en sortir comme on sort d’une maison qui s’effondre sur vous ». Il est toujours temps d’échapper au réel.
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur Le Comptoir
14:14 Publié dans Littérature | Tags : le comptoir, sylvain métafiot, la dilatation du monde, vivonne, jérôme leroy, alexandre garnier, béatrice lespinasse, estelle nowak, effondrement, guerre civile | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 16 février 2022
L’oscillation de l’âme
« Chers et bons prophètes ! Ne nous touchez pas, n’attisez pas dans nos âmes les sentiments élevés et humains et ne faites aucune tentative pour nous rendre meilleurs. Car, voyez-vous, tant que nous sommes mauvais, nous nous contentons de petites lâchetés ; quand nous devenons meilleurs, nous tuons.
Comprenez donc, bons prophètes, que c’est justement les sentiments d’humanité et d’équité, déposés dans nos âmes, qui nous obligent à nous indigner, à nous révolter, à entrer en fureur. Comprenez que si nous étions privés de ces sentiments nous ne nous indignerions, nous ne nous révolterions pas du tout. Comprenez donc que ce n’est ni la perfidie, ni la ruse, ni la lâcheté de l’esprit, mais seulement l’Humanité, l’Équité et la Noblesse de l’Âme qui nous obligent à nous révolter, à nous indigner, à nous livrer à une fureur vengeresse. Comprenez, prophètes, que le mécanisme de nos âmes humaines – c’est le mécanisme de la balançoire, où le plus grand envol vers la Noblesse de l’Esprit entraîne le plus grand mouvement en retour vers la fureur de la bête.
Cette tendance à lancer la balançoire de l’âme du côté de l’humanité et dont la conséquence constante est le retour à la bestialité traverse, comme une trace merveilleuse et en même temps sanglante, toute l’histoire de l’humanité et nous ne voyons que les époques particulièrement passionnées, qui se singularisent par des élans, réalisés dans les faits, vers l’esprit et l’équité, nous semblent particulièrement terribles par les cruautés et les forfaits sataniques qui s’y mêlent.
Pareil à un ours qui, de sa tête ensanglantée, pousse une bûche suspendue à une corde et qui en reçoit un coup d’autant plus épouvantable qu’il la pousse plus fort – l’homme souffre et se fatigue dans ce va-et-vient de son âme.
L’homme s’épuise dans cette lutte, et quel que soit le moyen qu’il choisit pour en sortir – continuer à balancer cette bûche pour que, au moment d’une poussée particulièrement forte, elle lui brise la tête – ou bien arrêter l’oscillation de l’âme, exister dans une froideur raisonnable, dans l’absence de sentiments, donc dans l’inhumanité et, de cette façon, privé de la chaleur de sa propre image – l’une et l’autre de ces solutions prédéterminent la réalisation de cette Malédiction qui nous apparaît sous la forme de cette bizarre, cette terrible caractéristique de nos âmes humaines. »
Lorsque le silence s’était établi dans la maison, que la lampe verte était allumée sur la table et qu’il faisait nuit derrière la fenêtre – ces pensées surgissaient en moi avec une obstination constante, et elles étaient aussi destructrices de ma volonté de vivre que l’était pour mon organisme ce poison blanc et amer, dans des sachets soigneusement pliés, posés sur le divan, et qui frémissait dans ma tête avec exaltation.
M. Aguéev, Roman avec cocaïne, éditions 10/18, p. 211
22:02 Publié dans Littérature | Tags : prophètes, bestialité, l’oscillation de l’âme, m. aguéev, roman avec cocaïne | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 31 janvier 2022
L’hypocrite prédicateur
« Les paroles injurieuses, comme vous avez bien voulu le remarquer, ne sont pas dignes d’un chrétien. Et alors ? Personne ne le conteste. Mais puisque vous, serviteur de Dieu, avez entrepris de nous mettre sur le chemin de la vérité, alors excusez-moi si je vous pose une question : où, quand, en quoi et comment avez-vous fait preuve, vous-même, de ces dignités chrétiennes qui nous sont inconnues et que vous avez décidé de nous inculquer ? À ce propos, où étiez-vous, vous et vos dignités chrétiennes, lorsqu’il y a dix mois, des foules sanguinaires avec leurs chiffons multicolores fonçaient dans les rues de Moscou, des foules de soi-disant être humains qui, par leur stupidité et leur férocité, ne sont pas dignes de comparaison avec un troupeau de bêtes sauvages – où étiez-vous, serviteur de Dieu, en cette journée pour nous horrible ?
14:14 Publié dans Littérature | Tags : m. aguéev, église russe, christ, l’hypocrite prédicateur, roman avec cocaïne | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 08 janvier 2022
Cimes cinéphiliques 2021
Qui succède à Michel-Ange d’Andrey Konchalovsky au titre de meilleur film de l'année ? La réponse dans notre habituel top 10, suivi de son flop 10 tout aussi subjectif.
Au sommet cette année
1) West Side Story de Steven Spielberg : La plus bariolée des danses macabres
2) Onoda d'Arthur Harari : La solitude du champ de bataille
3) The Card Counter de Paul Schrader : Le chemin de la rédemption
4) The French Dispatch de Wes Anderson : La malle à souvenirs d'un pays rêvé
5) Malcolm & Marie de Sam Levinson : Les duellistes
21:02 Publié dans Cinéma | Tags : mortal kombat, 17 blocks, les mitchell contre les machines, berlin alexanderplatz, la main de dieu, bad luck banging or loony porn, france, the green knight, malcolm & marie, the french dispatch, the card counter, sylvain métafiot, cimes cinéphiliques 2021, top cinéma, west side story, onoda, une ode américaine, la jeune fille et l'araignée, fear street, eugénie grandet, house of gucci, the empty man, black widow, army of the dead, wonder woman 1984 | Lien permanent | Commentaires (3)
jeudi, 30 décembre 2021
La tentation du mal : The Green Knight de David Lowery
C’est la veille de Noël. Gauvain (Dev Patel), neveu du roi Arthur, se réveille à moitié saoul dans un bordel du château, la bouche encore grasse de vin, le corps engourdit par les ébats nocturnes. Convié, ainsi que les chevaliers de la Table ronde, aux festivités de la naissance du Christ, Gauvain prend place aux côtés de son oncle fatigué lorsqu’un guerrier massif et menaçant – mélange d’homme et d’Ent échappé de la Terre du Milieu – fait son apparition et lance un défi à l’assemblée. Vierge de toute gloire, le jeune Gauvain relève la bravade… Débute ainsi une quête mystique qui mènera le chevalier novice aux confins nordiques du royaume, à la recherche d’une mystérieuse chapelle verte, lieu d’un ultime affrontement. Mais il devra traverser sept épreuves pour éprouver son courage et sa vertu, s’éloignant toujours plus du monde des hommes à mesure qu’il approche de son but.
Voilà des mois que le nouveau film de David Lowery fait trépigner d’impatience les cinéphiles qui – la faute à un studio excessivement gourmand – devront très certainement s’asseoir sur une sortie en salles françaises. Ce qui n’enlève en rien à la sidération de l’expérience proposée. The Green Knight est à la croisée de l’héroic-fantasy et du conte introspectif, en opérant une relecture d’un classique de la littérature médiévale. Le film est en effet adapté du roman de chevalerie Sire Gauvain et le Chevalier Vert datant de la fin du XIVe siècle. On remarque tout d’abord que le personnage de Gauvain tranche avec le parangon de vertu communément décrit dans la légende arthurienne. Le chevalier courtois, brave et mesuré devient à l’écran un débauché prétentieux et hâbleur. Ce n’est qu’au terme de son voyage initiatique, après avoir affronté brigands, revenants et autre manifestation surnaturelles, qu’il abandonnera sa vanité pour accepter son sort avec honneur et dignité. Son combat le plus âpre étant celui qu’il livre à son âme torturée.
D’un point de vue formel David Lowery articule assez brillamment la mise en place d’une ambiance gothique dont le mal semble imprégner tant le château fort que la nature environnante, à l’image du Dracula de Francis Ford Coppola (1992) ; que l’insistance sur l’expressivité douloureuse des visages souvent filmé en gros plans, à l’instar de La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer (1927). Moins versé dans les apories arty et toc que A Ghost Story (2017), le réalisateur favorise une aventure au rythme contemplatif, aux plans lents et recherchés, que viennent enrichir des visions fantastiques et mémorables (une marche de géants dans la brume, une revenante à la recherche de sa tête, une hallucination d’un avenir sanglant…) tranchant avec le réalisme du Dernier Duel de Ridley Scott (2021), l’ironie désopilante du Kaamelott d’Alexandre Astier ou la bouffonnerie affligeante du Roi Arthur de Guy Ritchie (2017). La superbe photographie d’Andrew Droz Palermo, tout en frimas inquiétants, nature pourrissante et atmosphère onirique venant renforcer l’inquiétant mystère d’une œuvre grave et poétique, marquée du sceau de la magie noire.
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur Le Comptoir
19:05 Publié dans Cinéma | Tags : sire gauvain, légende arthurienne, chevaliers de la table ronde, héroic-fantasy, conte introspectif, le comptoir, sylvain métafiot, la tentation du mal, the green knight, david lowery | Lien permanent | Commentaires (2)
mardi, 14 décembre 2021
Gabriela Trujillo : « Ferreri dépeint la cruauté inhérente aux individus »
Gabriela Trujillo est historienne du cinéma et essayiste. Actuellement directrice de la Cinémathèque de Grenoble elle a consacré un livre au réalisateur italien Marco Ferreri : « Marco Ferreri, le cinéma ne sert à rien » (éditions Capricci, 2020). L’occasion de revenir sur le parcours d’un cinéaste sulfureux et occulté (ses 35 films étant difficilement visibles) qui s’est frotté à tous les abcès de son époque – sociaux, politiques, religieux ou artistiques – pour les faire éclater dans un grand rire aux accents de fin du monde. Une œuvre grosse de fictions aberrantes et cruelles qui s’attira logiquement les foudres des autorités conservatrices, ainsi que les hurlements de spectateurs outrés faisant mine de découvrir que la vie, en somme, n’est qu’une farce grotesque et absurde.
Le Comptoir : Un des événements cruciaux dans la carrière de Marco Ferreri (1928-1997) fut sa rencontre avec l’écrivain espagnol Rafael Azcona dans les années 1950. Est-ce lui qui l’a poussé dans une veine ouvertement satirique ? Comment le public et les autorités espagnoles ont-elles réagi aux deux films qu’ils ont réalisés ensemble ?
Gabriela Trujillo : À l’arrivée de Marco Ferreri à Madrid, Rafael Azcona est déjà un journaliste satirique établi au sein de l’équipe de La Codorniz, une revue qui se distinguait par une veine irrévérencieuse, toujours à la limite de l’anti-franquisme. Azcona avait publié des récits, un roman, dont Ferreri veut absolument produire l’adaptation. Les deux se rencontrent alors, Ferreri envisageant un film pour lequel manquent à la fois le réalisateur et l’argent. Azcona, voyant que Ferreri est un producteur fauché, lui propose de devenir plutôt réalisateur du projet, afin de faire appel à un vrai producteur qui, lui, saurait trouver de l’argent.
Ferreri dirige donc son premier film, El pisito (L’appartement, 1959), d’après un récit d’Azcona. Par la suite, après l’échec de son deuxième film Los chicos la même année (écrit par Leonardo Martin), le cinéaste italien revient travailler avec Azcona pour une perle de sa première période, le très remarqué El cochecito (La Petite Voiture, 1960). C’est surtout avec ce troisième long métrage que Ferreri s’attire les foudres de la censure franquiste, à cause de la figure de ce vieillard indigne qui veut tuer sa famille afin de s’acheter une voiturette pour rejoindre ses copains handicapés.
22:24 Publié dans Cinéma | Tags : touche pas à la femme blanche, dillinger est mort, la semence de l'homme, sylvain métafiot, le cinéma ne sert à rien, la grande bouffe, le mari de la femme à barbe, le comptoir, gabriela trujillo, « ferreri dépeint la cruauté inhérente aux individus », lotta continua, gargantua, huysmans, bernanos | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 23 novembre 2021
Le Marché contre la société : La mentalité de marché est obsolète ! de Karl Polanyi
Dans ce bref essai publié pour la première fois en 1947, l’économiste austro-hongrois Karl Polanyi (1886-1964) décortique en à peine dix chapitres les idées simplistes et les valeurs utilitaristes du capitalisme libéral solidement incorporées dans l’économie humaine depuis l’avènement de la Révolution industrielle. L’enjeu civilisationnel étant cependant, à l’Ère de la Machine, de « chercher une solution au problème de l’industrie elle-même » et pas uniquement aux « problèmes du capitalisme ».
L’apparition de la doctrine du laisser-faire, remplaçant les marchés isolés d’antan par un système de marché autorégulateur, donna naissance à un nouveau type de société dans laquelle une « sphère économique » fonctionne de manière autonome en déterminant la vie du corps social : « Un processus qui s’autorenforce fut enclenché, au terme duquel le modèle autrefois inoffensif du marché a été transformé en une monstruosité sociale. » Une des conséquences brutales – et inédite – de ce bouleversement fut de faire de l’homme et de la nature des marchandises : « En achetant et en vendant librement le travail et la terre, on leur imposa le mécanisme de marché. » La nouveauté du capitalisme libéral est ainsi d’immerger la société dans la sphère économique, notamment, via l’organisation de la production, en transformant deux motivations humaines essentielles – la faim (chez le travailleur) et le gain (chez l’employeur) – en des motivations d’ordre purement économique. Partant, il créa l’illusion que le déterminisme économique était une loi générale pour toute les sociétés humaines.
Or, cette idée est mensongère car c’est oublier que l’homme possède bien d’autres motivations majeures (traditions, devoirs publics, engagement personnel, pratiques religieuses, obligations juridiques, sens de l’honneur, respect de soi, etc.) et qu’en général « l’économie de l’homme est immergée dans ses relations sociales ». Dans le système mercantiliste, par exemple, le travail et la terre étaient réglementés par des institutions publiques, des coutumes, des décrets, des guildes, etc. s’inscrivant dans le système organique de la société.
Remontant plus avant, Polanyi cite plusieurs travaux en économie des sociétés primitives (Bronislaw Malinowski, Richard Thurnwald, Herskovits…) détruisant le mythe du sauvage individualiste, de sorte que « l’idée qu’on puisse rendre universelle la motivation du profit ne traverse à aucun moment l’esprit de nos ancêtres ». L’étude de l’anthropologie sociale contredit, par ailleurs, l’assertion d’une seule détermination économique qui supplanterais toutes les autres : « La créativité institutionnelle de l’homme n’a été suspendue que lorsqu’on a permis au marché de broyer le tissu social pour lui donner l’apparence uniforme et monotone de l’érosion lunaire ».
De fait, les déterminations des hommes étant multiples il serait possible de garantir de manière institutionnelle les libertés individuelles issues de l’économie de marché (liberté de conscience, liberté de parole, liberté de réunion et d’association…) tout en se débarrassant des libertés néfastes (liberté d’exploiter son prochain, liberté de réaliser des profits personnels sans retombées pour la société, liberté de s’accaparer les innovations techniques, liberté de spéculer sur les désastres sociaux ou les catastrophes écologiques…). Polanyi plaide, en somme, pour « la diversité retrouvée des motivations qui devraient inspirer l’homme concernant son activité quotidienne de producteur, pour la réabsorption du système économique dans la société et pour l’adaptation créatrice de nos modes de vie à un environnement industriel ».
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur Le Comptoir
19:21 Publié dans Economie, Politique | Tags : révolution industrielle, capitalisme libéral, ère de la machine, doctrine du laisser-faire, détermination économique, le comptoir, sylvain métafiot, le marché contre la société, la mentalité de marché est obsolète !, karl polanyi | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 03 novembre 2021
Les ruses des femmes : Contes libertins du Maghreb de Nora Aceval
C’est dans les villages des Hauts-Plateaux d’Algérie, dont elle est native, que Nora Aceval a recueilli ces petites histoires licencieuses et drôles, racontées entre femmes pour se moquer de la bêtise et de l’assurance satisfaite des hommes. Ces femmes, nomades ou paysannes, se transmettent ces contes de génération en génération en se les racontant sur la place du marché, dans les bains publics, lors des fêtes ou des mariages. Qu’elles soient vieillardes ou dans la fleur de l’âge, elles font ainsi circuler une parole libre et enivrante, sans se soucier de la morale religieuse, des tabous familiaux ou des injonctions politiques. Car les femmes de ces contes mettent leur intelligence retors au service de leur plaisir sexuel, préférant la compagnie des jeunes et beaux amants sachant les satisfaire aux barbons cupides, jaloux et impuissants qui leur sert de maris.
Pourtant, les hommes des villages aussi connaissent ces histoires, moyennant parfois des versions altérées racontées en baissant les yeux, un petit rire étouffé s’échappant du coin des lèvres. Ils se doutent bien que les femmes sont trop malignes quant il s’agit de leur échapper : « Les hommes oublient que les femmes parviennent toujours à leurs fins. Par-delà les murs, les mers et les montagnes » lit-on au début de la nouvelle Le double des clefs. Par ailleurs, dix vies ne suffiraient pas à consigner tous les stratagèmes dont elles sont capable. C’est pourtant la tâche que s’est assignée Nora Aceval depuis plus de vingt ans, récoltant et traduisant de l’arabe au français ces petites fables provocantes.
On trouvera ainsi dans ce recueil la drôle d’astuce d’une jeune fille non vierge pour éviter le scandale lors de sa nuit de noce (Le lézard de la virginité) ; la manie d’un homme qui aime entendre sa femme se soulager au lit (La pisseuse) ; le déguisement incongru d’un autre pour rejoindre sa bien aimée (La vieille tante) ; la fâcheuse tendance d’un mari qui montre son sexe à sa nouvelle femme à chaque nuit de noce et qui la répudie dans l’instant (La cacahuète) ; l’histoire d’un sultan et de ses sept filles qui prennent du bon temps en son absence (Les sept vierges du sultan) ; le secret d’un homme pour faire jouir sa femme (L’imam et l’ivrogne) ; la lâcheté d’un mari qui refuse de défendre sa femme (Les trois coups) ; la vengeance de la femme d’un vieil aveugle avare et tyrannique (Aïcha la rugueuse) ; la ruse d’un Taleb pour chasser le mauvais sort d’une de ses clientes et la faire sienne par la même occasion (Le grimoire magique) ; ou encore la malice d’une femme qui fait croire à son mari qu’un palmier est posséder par un djinn (Le palmier de la fornication).
Sylvain Métafiot
Article initialement publié sur Le Comptoir