samedi, 02 novembre 2013
Gravity, Cuaron fils de Tarkovsky
Écrire une critique de Gravity, c’est compliqué. Formellement, déjà, on ne peut pas dire que Gravity soit un film loupé. L’image est bonne, la 3D bien utilisée, le jeu d’acteur bien interprété (qui vaudra peut-être un Oscar à Sandra Bullock), le scénar tendu nous entraîne même si on devine trop sa fin, seule une utilisation un peu trop Hollywoodienne de la musique et du montage, la post-prod, est à regretter.
Pour certains, ça s’arrête là, un bon Survival de plus, avec de la technique intéressante et des frissons face au vide intersidéral rappelant le personnage de Kubrick s’éloignant dans l’obscurité de 2001, l’odyssée de l'espace.
Pour d’autres, qui connaissent Cuaron, c’est tout autre chose : le film d’un allié. Là où les superproductions débitent d’éternels films se ressemblant tous, de l’hyper-individualisme de Seul au monde, à la gloire de la technique et de l’intelligence d’Appolo 13, les survivals sont coincés et épris de modernité, comme si le monde actuel était une panacée, la solution à tous nos problèmes et le progrès technique et individualiste, la seule voie viable. Hollywood distribue l’hégémonie américaine, vendant des iPhone comme arme et le « do it yourself » comme cri de guerre face aux affres de la vie.
Dans Gravity, nous avons tout l’inverse. Une méticuleuse destruction de ce système. Ce film rembobine l’histoire.
14:40 Publié dans Cinéma | Tags : gravity, cuaron, tarkovsky, esprit porté, enfant, vincent froget, cinéma, critique, kubrick, 2001, saint christophe, christ, rennaissance, religion, bouddhiste, mystique, les fils de l'homme, john ford, solaris | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 25 octobre 2013
Christophe Boudot : « Si je suis maire de Lyon, Marine Le Pen est presidente de la République »
C’est la rentrée. Le CLIC continu son tour des candidats à la mairie de Lyon.
Aujourd’hui nous interrogeons Christophe Boudot candidat FN.
L’entretien a été effectué par Jean-Philippe Bonan du Forum de Lyon, Sébastien Gonzalvez du Lyon Bondy Blog Sylvain Metafiot de Forum de Lyon.
Comme toujours la supervision technique a été faite par Patrice Berger de radio pluriel
Vous pouvez écouter l’intégralité de l’entretien ici
Vidéo : trois questions à Christophe Boudot
17:26 Publié dans Actualité | Tags : politique, forum de lyon, clic, maire, lyon, marine le pen, presidente, république, élections, municipales, identitaires, front national, racisme, transports, violence, police, culture, grand stade, football, roms, expulsion, duchère, musulmans, communautarisme | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 23 octobre 2013
En attendant la Cérémonie
Défiance politique et abaissement démocratique et collectif ; crise économique, chômage et pouvoir d’achat ; pression sur les ressources environnementales, rareté voire pénurie. Les problèmes de notre société sont depuis longtemps analysés et débattus, et cette mécanique constamment ressassée, qu’ils en deviennent des éléments de connaissance assez banals.
À tel point, que si leur compréhension était l’apanage de quelques experts académiques puis cathodiques, les associations, les collectifs, d’abord, s’en sont emparés pour interpeller, mobiliser et proposer. À tel point persistants et récurrents ces problèmes et leurs débats, que si les sociologues et les économistes les ont compris bien avant tout le monde parce qu’ils ont passé le plus clair de leur temps à les décortiquer, le citoyen – lambda comme on dit – a quelque peu rattrapé son retard. Et si plus d’un million de personnes – dont un dernier quarteron de politiques rabougris à l’esprit républicain ramassé en peau de chagrin – en viennent à soutenir le bijoutier de Nice, au dépend des principes cardinaux de justice qui sont des piliers de notre contrat social ; il y en a d’autres, tellement d’autres, que les politiques auraient tort de mésestimer.
18:17 Publié dans Actualité | Tags : en attendant la cérémonie, bertrand colin, ecosocialisme, lyon, politique, ps, verts, forum de lyon, autogestion, citoyen, conférence, écologie, économie, économistes, église, françois longérinas, gauche, libéralisme, mondialisation, néolibéral, parti de gauche, parti politique, radicaux, réforme, république, sociologue | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 16 octobre 2013
Huis clos, le cinéma sans issue de secours
Article initialement paru sur RAGEMAG
Foin des grands espaces fordiens, des voyages intersidéraux ou des fresques historiques. L'humanité crue se dévoile parfois dans une cellule de six mètres carrés, en présence d'autres compagnons d'infortune, sans échappatoire. S'adaptant aux différents genres, le huis clos en tant que dispositif narratif et scénique confronte impitoyablement l'homme avec ses congénères et, pire, avec lui-même. Un carburant inflammable de situations souvent explosives ingénieusement employé par Hitchcock, Lumet, Friedkin ou Polanski. Craquons une allumette.
D'emblée, passons rapidement sur le lieu commun sartrien « L'enfer c'est les autres », issu de la pièce de théâtre Huis Clos. Dans celle-ci trois personnages se retrouvent après leur mort dans une chambre d’hôtel (l’enfer). Être mort c’est être réduit à l’ensemble de ce que l’on sait sans rien pouvoir y changer. Ce vieux grigou de Sartre ne dénonçait donc pas l’insupportable présence des autres : « Les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. » La célèbre phrase signifie que la mémoire des vivants est la seule qui persiste au-delà des morts : être mort, c’est devoir incorporer le jugement des vivants, c’est ne plus pouvoir donner un autre sens à ce que l’on a dit, fait, été.
Une adaptation de la pièce a bien été réalisée par Jacqueline Audry en 1954 mais ne respecte pas l'unité de lieu et ne présente pas un grand intérêt, contrairement aux films qui vont suivre. Si enfer il doit y avoir on songera davantage à la chambre d'hôtel poisseuse de Barton Fink (1991) des frères Coen ou à l'appartement de Carnage (2011) de Polanski sur lequel nous reviendrons.
Justice for All
Genre fondamental, d’où provient le terme, les films mettant en scène la justice sont idéalement propices aux huis clos fiévreux. Sans surprise, la plupart des grands films mettant en scène la justice en action sont américains. Les hommes de loi, qu’ils soient juges, avocats ou policiers, fascinent l’Amérique, et provoquent plutôt les railleries en France.
Presque isolé, Raymond Depardon, avec le documentaire 10e chambre, instants d’audience (2004), donne à voir le fonctionnement brut et sans fards de la justice française, le regard fixé sur la 10e chambre du tribunal correctionnel de Paris. L’unité de temps et de lieu permet de cerner au plus près le quotidien des justiciables : drames, absurdités, drôleries se succèdent à la barre sans transition. Mais, contrairement à nous autres Frenchies, les Américains ont le génie de créer des personnages de loi aussi charismatiques que des super-héros (cf. l’article de Claire Mizrahi).
Qui mieux que Sidney Lumet a su filmer les rouages de la justice américaine ? Parmi ses huis clos, on pourrait citer Le Crime de l’Orient-Express (1974) et Un Après-midi de chien (1975), mais celui qui nous intéressera ici est son premier chef-d’œuvre, Douze hommes en colère (1957), qui s’immisce dans l’étouffante salle de délibération d’un jury devant statuer sur le cas d’un jeune homme accusé de meurtre sur son père. Vont-ils le condamner à mort ? Tous sont persuadés de sa culpabilité. Tous sauf un, le juré n°8 (Henry Fonda), simple citoyen tenacement en prise au doute, l’empêchant d’envoyer le gamin à la mort. Semant ce doute au sein des jurés, passablement énervés de devoir revivre le procès à huis clos et pressés de rentrer chez eux, la tension palpable se transforme en suspense sur l’issue du verdict que donneront les jurés. Toute l’intelligence du film tient à cette volonté farouche, démocratique, d’opposer un doute raisonnable aux préjugés expéditifs quand la vie d’un homme est en jeu. Ici, la pièce n’est pas verrouillée physiquement mais mentalement : les jurés ne pourront sortir qu’une fois unanimement d’accord. C’est le degré de volonté à faire émerger la vérité qui leur permettra de se libérer de cette étuve.
02:48 Publié dans Cinéma | Tags : assault, barton fink, bertrand bonello, brian de palma, cinema, claire simon, claustrophobie, cube, douze hommes en colère, étouffement, françois ozon, frères coen, huis clos, huit femmes, john carpenter, justice, l'apollonide, l'enfer c'est les autres, la corde, labyrinthe, le crime de l'orient-express, le diner de cons, le prénom, leos carax, lifeboat, mise en scène, panic room, raymond depardon, roman polanski, snake eyes, the man from earth, thriller, une femme disparaît, vincenzo natali, violence, ragemag, sylvain métafiot, cinéma | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 03 octobre 2013
62, année onirique
Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme ressort en salles dans une version restaurée, cinquante ans après sa réalisation, et nous conte un Paris fourmillant et éclectique, une capitale de lumière et d'ombre filmée avec amour et gourmandise. Comme un voyage ethnologique qui déraperait en fable on passe des rues populaires aux grands boulevards, des salles des fêtes aux banlieues toutes fraîches, d'un chat habillé à des amoureux timide en passant par les convives éméchés d'un mariage. On transite ainsi d'un personnage (d'une situation) à un autre avec malignité et élégance. C'est mai 1962 raconté par les Parisiens eux-mêmes, avec leur gouaille, leur joie, leur crainte, leur humanité. C'est Paris en paix, tranquillement observé, sans jugements ni précipitations mais avec une liberté de ton qui colle au plus près des visages et des paroles.
C'est une caméra qui scrute les détails aux marges ou aux arrières plans, saisissant, là des mains qui s'agitent, ici une araignée qui se balade, ailleurs l'allée poisseuse d'un bidonville, ou encore l'air interrogateur des passants. Un regard véritablement décalé sur une époque politiquement convulsive dont l'intérêt est à la marge. Jean-Luc Godard et Anna Karina passent en voiture, nous lancent un regard. Et là, n'est-ce pas Alain Resnais ? La Nouvelle Vague déferle dans les salles obscures et redonne du souffle au cinéma de papa tandis que Marker et Lhomme prennent le pouls de la rue et donnent à voir le caractère d'une ville sous la forme d'un poème urbain.
19:55 Publié dans Cinéma | Tags : 62, année onirique, le joli mai, cinéma, film, documentaire, sylvain métafiot, gazette, mankpadere, chris marker, pierre lhomme, paris, france, fantomas, yves montand, guy debord, andré breton, poème contemplatif, guerre d'algérie, hlm, racisme, foi, dieu, amour, ricochets de l'histoire, nouvelle vague | Lien permanent | Commentaires (2)
mardi, 24 septembre 2013
Leviathan, l'océan de ténèbres
31. Il fait bouillir le fond de la mer comme une chaudière, Il l'agite comme un vase rempli de parfums.
32. Il laisse après lui un sentier lumineux ; L'abîme prend la chevelure d'un vieillard.
33. Sur la terre nul n'est son maître ; Il a été créé pour ne rien craindre.
Job - 41
Sylvain Métafiot
22:26 Publié dans Cinéma | Tags : leviathan, sylvain métafiot, cinéma, film, documentaire, océan, ténèbres, enfer, horreur, job, biblique, apocalypse, puissant | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 14 septembre 2013
Nous autres, enfants de la totalité
Article initialement paru sur RAGEMAG
Si Thomas More a créé l’œuvre utopique archétypale avec Utopia, le Russe Evguéni Ivanovitch Zamiatine peut être considéré comme son pendant contre-utopique avec Nous autres. La première grande contre-utopie du Xxe siècle est un monument de science-fiction politique, l'incarnation d'une nouvelle et radicale dimension romanesque contre le mythe du progrès.
Avant tout, quelques mots sur l'auteur, cet ingénieur russe qui donna ses « lettres de noblesse » ainsi que son essor au genre contre-utopique. Dans ses premiers écrits, Zamiatine, se livre à une description réaliste de la petite bourgeoisie. Ancien bolchevique, membre du Parti Social Démocrate, ayant participé avec enthousiasme à la révolution russe de 1905, persécuté par la police tsariste, il se détourne radicalement de la Révolution en 1917. Zamiatine est proche des frères Sérapion, un groupe littéraire formé à Petrograd en 1920-192 s'inscrivant dans le processus de renaissance de la prose, après les années de prépondérance de la poésie, et de recherche de voies nouvelles pour la littérature russe. Zamiatine est nommé conférencier à la Maison des Arts, où étudient et vivent les membres de la Fraternité. Comptant encore quelques amitiés et certains appuis intellectuels (Maxime Gorki), il fuit son pays en 1931 pour rejoindre Paris.
Retour au livre. Nous sommes au XXXVIème siècle, l’État unique règne sur une société parfaite, celle de la « dernière révolution », une ville monde où ni le plaisir ni la misère n'existent. Au sommet se trouve le Bienfaiteur (numéro d’entre les numéros), sinistre anticipation du stalinisme et caustique analyse de ce que, déjà, en 1920 recèle le système bolchevique. Le grand Guide est ainsi réélu tous les ans à la même date à l’unanimité et impose l’Harmonie à tous ses membres. L’ironie contre-utopique est de mise : là où règnent l’inversion et le faux-semblant, le Bienfaiteur est celui qui élimine les opposants, de la même façon que le « Big Brother » d’Orwell incarne l’espionnage et la répression.
15:56 Publié dans Littérature | Tags : utopie, contre-utopie, dystopie, nous autres, enfants de la totalité, evguéni ivanovitch zamiatine, thomas more, sylvain métafiot, ragemag, science-fiction, méphis, totalitaire, téléologie, révolution, lavage de cerveau, libertaire, etat unique, bienfaiteur, roman, george orwell, aldous huxley, 1984, le meilleur des mondes, intégral, taylor, 1917, transparence | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 07 septembre 2013
I Wish, l'éruption d'un miracle
Article initialement paru sur RAGEMAG
Sur l'île de Kyushu, au Japon, Koichi, petit garçon de 12 ans vit à Kagoshima avec sa mère et ses grands-parents, tandis que son frère Ryûnosuke vit avec son père dans un village du nord de l'île. Attristés par ce divorce, les enfants décident de se rendre au lieu où les deux premiers trains du Shinkansen se croiseront pour y exaucer le vœu de réunir leur famille. Paradoxe émouvant : c'est au sommet de la technologie, qui restreint de plus en plus notre liberté, que le miracle pourra se réaliser. En arrière-plan, un autre sommet gronde : le volcan Sakurajima.
Le dieu de la légèreté et de la grâce a touché ce film du doigt. Un dieu dansant qui a insufflé une énergie et une volonté indémontables à ces enfants agacés par l'apathie des adultes : la scène où Ryûnosuke fait la leçon à son père, bras et jambes croisées, l'air fier et autoritaire, est à la fois drôle et révélatrice d'un monde où les adultes fuient leurs responsabilités. La lucidité des cruautés de la vie est pourtant contrebalancée par une détermination et une espérance que même les plus âgés respectent et admirent. Quelle fougue, ces gosses ! Voir ces petits débrouillards élaborer minutieusement leur plan est proprement jubilatoire.
La grâce du film c'est aussi cette mélancolie estivale quelque peu caractéristique des productions japonaises : on songe à la famille atypique de The Taste of Tea de Katsuhito Ishii, à la plupart des films de Takeshi Kitano (Sonatine, L'été de Kikujiro, A Scene at the sea), ou, plus traumatisant, aux grillons perpétuels de la série Evangelion. Devant ces films, on expérimente le « bonheur d'être triste » selon la belle définition de Victor Hugo. Le quotidien de Koichi et de Ryûnosuke est ainsi sublimé par la poursuite d'un bonheur idéal, mais une poursuite à l'allure d'une marche joviale.
Le sourire aux oreilles et l’œil humide, le vent chaud et calme de l'été caresse délicatement les tourments et les peines des personnages. Rien d'excessif ni de grandiloquent mais des regards, des gestes, de brefs instants de rire ou de tristesse qui, davantage que la mélancolie, nous procurent ce sublime sentiment qu'est la joie. Koichi exprime ainsi le vœu secret que le monde ne soit pas détruit, qu'il nous survive, qu'on l'aime avec – et non pas malgré – ses pires et ses meilleurs aspects. Nul niaiserie béate et cotonneuse pour autant : le désenchantement fait partie du voyage mais ne donne pas raison aux résignés raisonnables du monde moderne.
I Wish c'est une aventure enfantine qui fait pleurer les grands, hantés par les réminiscences fugaces d'une quête aussi belle que titanesque (l'union dans l'amour), en enserrant leurs cœurs vides de rêves.
Sylvain Métafiot
"I Wish, l'éruption d'un miracle", article publié sur RAGEMAG, 07/08/2013, URL : http://ragemag.fr/cinema-la-selection-dete-de-la-redactio...
19:03 Publié dans Cinéma | Tags : i wish, l'éruption d'un miracle, ragemag, sylvain métafiot, cinéma, japon, merveille, koichi, enfants, kagoshima, shinkansen, sakurajima, ryûnosuke, dieu de la légèreté, fougue, jubilatoire, evangelion, the taste of tea, sonatine, kitano, désenchantement, aventure enfantine, coeurs, rêves, 2011, hirokazu kore-eda | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 27 août 2013
Halimi, Lordon et Corcuff contre Michéa : retour sur la controverse
Article initialement paru sur RAGEMAG
Les polémiques enflent dans le microcosme de la philosophie politique. Au cœur du cyclone ? Jean-Claude Michéa, auteur de dix ouvrages en un peu moins de vingt ans. Serge Halimi ouvrit les hostilités estivales, dans un éditorial du Monde diplomatique accusant le penseur montpelliérain de mythifier un prolétariat qui n’existe plus. La Revue des Livres, sous la plume de l’économiste Frédéric Lordon, consacra onze pages à dénoncer « L’impasse Michéa ». Philippe Corcuff envoya la dernière salve, dans les colonnes de Mediapart, et lui reprocha de brouiller les clivages idéologiques… Un point s’impose.
L’affaire n’a rien d’inédit : les penseurs ferraillent depuis que le monde est ce qu’il est. Platon fit savoir qu’il tint à brûler l’œuvre de Démocrite, Voltaire et Rousseau s’écharpèrent par textes interposés, Marx tenta d’esquinter Proudhon au fil des pages de Misère de la philosophie, la tribu des Temps modernes se souleva après la parution de L’Homme révolté d’Albert Camus et l’année 2013 fut témoin d’un vigoureux duel, opposant Slavoj Žižek, philosophe communiste, à Noam Chomsky, linguiste libertaire…
Bisbilles de savants ? Chicaneries d’experts ? Empoignades d’intellectuels ? Le monde des livres a, plus souvent qu’à son tour, fait sécession du monde réel : gloses et entre-gloses, commentaires de commentaires, monologues ou débats incestueux — les hommes de pensée se plaisent à penser entre eux, parlant du peuple de leur pupitre… Mais ces joutes, par-delà les conflits de clans, de clochers ou d’égos, en disent parfois plus long qu’il n’y paraît. La querelle qui, pour l’heure, nous intéresse est intestine : Halimi, Lordon, Corcuff et Michéa aspirent tous à briser les reins du calcul égoïste et de la marchandisation, toujours plus grande, des sociétés et des humains qui les peuplent — mais leurs chemins se séparent quant aux voies pour y parvenir… Les hommes ont trop communément le goût du sang et du spectacle : essayons, comme nous le pouvons, de préférer la pensée au pugilat.
Rappelons pour ce faire, et à grands traits, les propos de chacun.
Serge Halimi, directeur du Monde diplomatique et auteur de plusieurs essais incontournables, dénonce l’« image superficielle et dépassée de la société » que les ouvrages de Michéa colporteraient. Les classes populaires y seraient peintes en sépia : bérets, baguettes et bras de fer. Prolos du bon vieux temps, des usines et des camarades, du drapeau rouge et des corons, un pied chez Thorez et l’autre au bar-tabac. « Musclé, français, chef de famille », résume Halimi. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il mentionne le travail de Michéa : une précédente chronique, vieille de dix ans, rendait compte de la lecture qu’il fit de son essai L’Impasse Adam Smith — il le blâmait, en substance, de ne pas prendre toute la mesure des avancées sociétales.
Frédéric Lordon, économiste de sensibilité communiste, directeur de recherche au CNRS et contributeur régulier au Monde diplomatique, s’est fendu d’une charge pour le moins cinglante dans ce « magazine bimestriel de critique politique, sociale et culturelle, ancré à gauche ». La polémique est sans contredit l’une des modalités de l’échange intellectuel — Michéa lui-même n’est jamais avare d’un bon mot ou d’une bourrade — mais il est dommageable que l’auteur, pourtant si fin lorsqu’il aborde des questions d’ordre économique, ait privilégié la controverse au débat d’idées… Le chapeau de l’article, rédigé par la rédaction du magazine, s’étonne, au regard de l’accueil favorable que Michéa reçoit parfois à droite, que des sympathisants de gauche puissent apprécier sa pensée. Et Lordon de lui reprocher d’être paradoxalement « prisonnier de la flèche du temps axiologique » puisqu’il resterait « enfermé » dans la problématique de ce Progrès qu’il conteste tant — c’est-à-dire, en langage courant, que le penseur serait dépendant d’une lecture progressiste du monde, même s’il la nie et la dénonce, puisqu’il reconnaît qu’il existe bien un avant. Michéa serait également sourd aux concepts qui, seuls, permettent d’appréhender rationnellement le monde sans céder aux sirènes de « l’intuitionnisme inspiré ». La notion de common decency, que l’on sait chère au philosophe (et qu’il emprunte à George Orwell — penseur dont Lordon accable « la faiblesse conceptuelle »), ne résisterait pas à l’analyse : le peuple ne serait pas plus décent que les élites mais il serait, comme elles, capable de tout — preuve en est, précise Lordon, qu’il peut passer des Arabes et des homosexuels à tabac, voler, tricher, être chauvin ou sympathisant nazi. Michéa construirait, de sa tour d’ivoire, une image angélique et désincarnée d’un peuple vertueux et digne par nature (ce qu’il nomme « son anthropologie sélective ») — idéalisation d’autant plus délétère qu’elle traduirait un « racisme social ». Après l’avoir invité à sortir de chez lui et à ouvrir les yeux, Lordon l’accuse, à grand renfort de citations de Spinoza, d’entretenir un « fantasme de ré-enchantement » et de n’avoir qu’une idée en tête : remonter le temps, celui, bien sûr béni, des communautés familiales et villageoises qui fleuraient bon la tradition. Et Lordon de se demander ce qu’un Michéa du XIIIe siècle aurait pensé de l’hypothèse de la possession d’une âme par les femmes…
Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique et militant anarcho-altermondialiste passé par le NPA, fait preuve de plus de nuances. S’il reproche à Michéa d’essentialiser le Bien et le Mal, de nier le rôle émancipateur des Lumières dans le mouvement ouvrier et d’opposer, trop schématiquement, le libéralisme au socialisme, il ne s’aventure toutefois pas sur le terrain de l’excommunication. Michéa se tromperait également de cibles en fustigeant — il est vrai sans jamais se lasser — le libéralisme-libertaire si prisé par la gauche moderne. Il donnerait en sus des armes à l’adversaire en livrant certaines analyses « conservatrices » et « réactionnaires » et en refusant le vocable « gauche » pour fédérer les luttes émancipatrices. « Michéa est aujourd’hui un socialiste libertaire doté de certains penchants conservateurs. C’est un être métis, mais sa philosophie, fascinée par les essences, a du mal à penser le métissage. » Signalons que Corcuff avait écrit en 2009 l’article « Michéa et le libéralisme : hommage critique », dans lequel il exposait notamment son désaccord avec l’idée, michéiste en diable, d’une unité du libéralisme (culturel et économique).
Enfin, quelques lignes à propos du libelle « Michéa, c’est tout bête », rédigé par le sociologue Luc Boltanski et paru dans Le Monde des Livres en 2011. L’auteur du Nouvel esprit du capitalisme — essai que Michéa avait d’ailleurs salué dans l’un des siens — l’accusait de mener une « véritable entreprise de captation » à l’endroit d’Orwell et insinuait que ses idées pourraient conduire à une « révolution conservatrice » — allusion évidente au mouvement allemand d’avant-guerre, souvent considéré comme précurseur du fascisme…
Michéa n’avait, jusqu’ici, répondu à ses détracteurs (Boltanski en particulier) qu’au détour d’une page ou d’un article. Il a cependant tenu, face aux feux croisés de l’été, à faire entendre son point de vue — au moyen d’une lettre ouverte adressée à Philippe Corcuff, publiée le 2 août 2013 sur Mediapart. Inutile d’y consacrer plus de lignes qu’il n’en faut : les lecteurs pourront à leur guise s’y référer et juger par eux-mêmes des arguments employés par Jean-Claude Michéa.
Signalons néanmoins que le philosophe met en cause « ces nouveaux chiens de garde » et s’étonne d’une telle campagne : « J’ai décidément dû taper dans une sacrée fourmilière pour susciter ainsi une telle levée de boucliers ! On ne compte plus, en effet, les courageux croisés de la sociologie d’État qui ont jugé soudainement indispensable de mettre en garde le bon peuple — il est vrai déjà suffisamment échaudé par l’actuelle politique de la gauche — contre le caractère profondément hérétique et « réactionnaire » de mes analyses philosophiques. »
Michéa évoque « les bourdes théoriques les plus invraisemblables » des analyses de Corcuff et affirme que ce dernier a décrit « un auteur fantasmatique dans lequel il [lui] est évidemment impossible de [s]e reconnaître ». Il relève les procédés iniques de ses contempteurs (travestissement de citations et mauvaise foi) et s’emploie, textes à l’appui, à contrer les accusations de manichéisme et d’essentialisme. « C’est toi, et toi seul, qui a délibérément inventé toutes ces catégories surréalistes et qui a aussitôt jugé médiatiquement rentable d’en faire le fond réel de ma pensée, quitte à manipuler, pour ce faire, tous les lecteurs de Mediapart. » Il revient enfin sur le principe de common decency et réfute l’idée, qu’on lui prête, que les classes populaires seraient bonnes par nature.
Max Leroy
18:00 Publié dans Actualité | Tags : boltanski, boutin, capitalisme, castoriadis, corcuff, droite, fascisme, féminisme, front national, gauche, gollnisch, halimi, le pen, libéralisme, lordon, michéa, monde diplomatique, orwell, populisme, sartre, socialisme, zemmour, max leroy, sylvain métafiot, ragemag, philosophie, sociologie, peuple, controverse, référence | Lien permanent | Commentaires (1)
dimanche, 25 août 2013
Cinéma : le grand spectacle contre-attaque
Article initialement paru sur RAGEMAG
La sortie de Pacific Rim de Guillermo del Toro, avec ses batailles de robots et de monstres à grands coups de sous-marin, nous a amené à nous poser une petite question : jusqu'où le cinéma hollywoodien contemporain est-il prêt à aller pour nous offrir du « grand spectacle » ?
Lors de leur promenade de santé à l'University of Southern California (U.S.C. - Université de Californie du Sud), université privée dont George Lucas et Steven Spielberg financent très généreusement le département cinéma, les deux gourous d'Hollywood ont eu des mots que d'aucuns ont interprété comme prophétiques quant à l'avenir du cinéma en salles. Steven Spielberg commence. Il prévoit trois ou quatre flops successifs de ces films au budget faramineux, événement susceptible de chambouler durablement l'industrie hollywoodienne. George Lucas conclut. Pour lui, aller au cinéma coûtera aussi cher qu'une place de concert aux premières loges, qu'un match de football américain ou qu'une location pour une comédie musicale : entre 50 et 150 dollars. Les films seront projetés dans d'immenses auditoriums ultra-équipés avec les dernières technologies disponibles (pêle-mêle, 3D-relief, ultra-haute définition, projecteurs diffusant des œuvres à 48 voire 60 images par seconde, écrans IMAX...) et resteront un an à l'affiche. Et surtout, ils seront spectaculaires.
Deux hommes capables de monter des projets dantesques sur leur simple nom (les films qu'ils ont réalisés – on ne compte donc pas Star Wars V et VI pour Lucas – ont rapporté plus de 5,8 milliards de dollars dans le monde) qui tirent (presque) la sonnette d'alarme. Non pas pour annoncer un désastre – tout cinéaste qu'ils sont, ce sont aussi des businessmen capables de s'adapter aux règles du marché – mais pour décrypter le vent du changement. En effet, derrière les phrases choc, on retiendra le constat. Hollywood produit, à grands coups de centaines de millions de dollars, de plus en plus de remakes (Total Recall, récemment), de suites (Iron Man 3), de prequels (Monstres Academy), de reboots (The Amazing Spider-Man) ou encore de suites de remakes (The Hills Have Eyes II) ou de suites de reboots (The Dark Knight) et des adaptations de comics. Très souvent, le budget de production des films atteint les neuf chiffres. Et lorsque l'un d'eux se plante, l'addition est salée. Le flop de Battleship, « touché-coulé avec Rihanna » en gros, a coûté 150 millions de dollars à Universal Pictures.
Pourtant, la tendance continue, et les studios auraient tort de se priver. En 2012, The Avengers, un film qui a coûté près de 300 millions de dollars, en a rapporté 1,8 milliards à travers le monde (sans compter les produits dérivés, licences et autres réjouissances). Cette année, Iron Man 3 tutoie les scores de son prédécesseur. Les succès rachètent les échecs, et permettent aux producteurs de gagner du temps.
Et de toujours proposer encore plus d'effets spéciaux, de relief et de destructions massives. Dans un marché qui voit désormais la télévision câblée et gratuite, les pure-players de l'Internet et les sites de téléchargement en tout genre proposer un catalogue infini de contenus de qualité, le cinéma, un vieux réflexe, surenchérit dans le spectaculaire. Le langage marketing a même définitivement lié « expérience de la salle de cinéma » avec « prouesses techniques », en accumulant sur les affiches de poussifs « événement » ou « 3-D hallucinante ». Les liens entre le grand-spectacle et le Septième Art existent bien. Uniquement pour le pire ? Retour sur ce qui fait d'un certain type de cinéma un réceptacle pour les excès les plus fous.
Attraction et technologie
Si le cinéma est autant associé à l'idée de divertissement ou de grand-spectacle, c'est parce que dès les débuts du médium, l'intérêt des faiseurs, c'est de faire frémir les foules. La décomposition des mouvements du cheval ou d'un marcheur, l'une des premières expériences qui correspond à la préhistoire du cinéma, laisse la place à La sortie des usines Lumière à Lyonet L'arrivée d'un train en gare de la Ciotat. Si on sait désormais que la légende du public effrayé par le train leur fonçant dessus est exagérée (pour ne pas dire fausse), on constate tout de même une volonté de grandeur dans ces deux films. En capturant un mouvement de foule et, dans un angle pensé pour le spectacle, l'arrivée d'une locomotive, les frères Lumière recherche ce que Tom Gunning, historien du cinéma et spécialiste des premiers âges du Septième Art, appelle le « cinéma de l'attraction ». En concentrant leur attention sur les effets de leur travail sur le regard du spectateur, les frères Lumière souhaitaient en mettre « plein la vue ». Ce cinéma non-narratif, quasi-sensoriel, met le spectacle au cœur du dispositif cinématographique, à la manière d'une attraction de fête foraine qui procure des frissons à moindre coût. Le merveilleux de Méliès suit aussi cette piste, selon Gunning, et le Français met au service du spectaculaire ses talents de magicien de l'image.
Dans les années 1920-1930, la volonté de grandiose se retrouve aussi dans l'architecture des salles de cinéma. C'est à cette époque que les premiers movie palaces se construisent à travers l'Europe et les États-Unis. Accueillant des centaines de personnes dans leurs murs, ces cinémas d'un nouveau genre remplacent les vieilles salles décrépites, et offrent luxe, confort et grooms. Ouvert le 11 janvier 1933, le Radio City Hall de New-York peut accueillir près de 6 000 personnes dans sa grande salle, dédiée au cinéma, à l'opéra et aux comédies musicales – le bâtiment ne projette plus de films aujourd'hui. Los Angeles voit pousser le Grauman Chinese Theater, toujours debout, et l'Egyptian, qui loge désormais la cinémathèque de la ville. Les références culturelles exotiques donnent un cachet particulier à ces grandes salles, destinées à transporter les spectateurs dans un nouveau monde pour deux ou trois heures de films. Fréquentées par la riche bourgeoisie qui occupait encore les centre-villes avant la Grande Dépression, ces salles faisaient partie intégrante de l'expérience cinématographique. Des années plus tard, l'émergence des multiplexes au plus près des banlieues cossues suivra ce modèle, en accentuant les prouesses technologiques (sièges de stade, écran panoramique, son fidèle, etc.), au grand dam de la décoration, cantonnée à un triste gris et à des lignes désespérément raides.
Mais qu'importe, le home-cinema peut recréer chez vous l'ambiance d'une véritable salle ! La popularisation des systèmes Dolby Digital 5.1 et de la Haute-Définition a permis aux vendeurs de DVD et de Blu-Ray de promettre une expérience à la maison aussi époustouflante qu'en salle. La surenchère récente pour pousser à l'achat de téléviseur en 3D-relief, en attendant la 4K (une définition 4 fois supérieure à notre HD actuelle), montre surtout que le marché de la salle et de la consommation de contenus à la maison avance main dans la main. Le souci des constructeurs étaient d'assurer aux consommateurs une profusion de contenus 3D visibles chez soi. Et ils s'appuyaient sur la nouvelle vague de films en relief pour convaincre les clients, avec l'exemple ultime : Avatar. Malgré ces efforts, les chiffres ne sont pas au rendez-vous, et si on prévoit une poussée des ventes dans les années à venir, la raison est simple : tous les téléviseurs seront équipés de la technologie 3D.
20:30 Publié dans Cinéma | Tags : ragemag, cinéma, 3d, 4k, al johnson, alfred hitchcock, christopher nolan, cinemascope, effets spéciaux, egyptian theater, elia kazan, fifa 13, francis ford coppola, frères lumières, george lucas, grand spectacle, grauman chinese, guillermo del toro, guy debord, hayao miyazaki, hfr, imax, l.a. noire, la tunique, les aventures de robin des bois, man of steel, méliès, michael cimino, movie palaces, nicholas ray, pacifc rim, powell et pressburger, radio city hall, steven spielberg, technicolor, the jazz singer, vitaphone, benoit marchisio, sylvain metafiot | Lien permanent | Commentaires (0)